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NOUVEAU : Menteurs en scène

MENTEURS EN SCÈNE
Ann Rocard




En 1998, j'avais écrit toute une série de nouvelles sur le mensonge. Elles avaient été retenues l'année suivante chez Denoël, mais le projet n'avait malheureusement pas abouti. Depuis elles végètent dans un placard...
Il est temps de les faire revivre. Je vais donc les reprendre une à une et en faire une adaptation théâtrale. Chaque nouvelle aura donc une double vie, narrative et théâtrale.



Telle était l'introduction d'alors :

Du mensonge pieux qui se pratique au lit à la perversion pathologique, en passant par les sornettes, la faribole, le cancan, la simulation, le parjure… l’altération de la vérité — volontaire ou non — prolifère. Ayant réalisé un jour que la plupart des gens mentaient à leur façon, moi qui rougis et suis mal à l’aise dès que je profère un mot inexact (le détecteur idéal !), je me suis sentie blessée… et les nouvelles suivantes sont nées de cette constatation.




PASSEMENTERIE EN QUÊTE DE VÉRITÉ - Ann Rocard - 2015
Cette céramique est associée à la 32e nouvelle du challenge 2015 :
L'art du faux-semblant




J'ai découvert depuis que même certains de nos proches, à qui nous avons toujours fait confiance, vivent dans le mensonge permanent. Quelle désillusion ! Mensonge et vérité sont à présent des thèmes récurrents dans mes textes. Vous l'avez sans doute remarqué dans le "challenge 2015".




...




1 - GLOIRE ASSURÉE
Ann Rocard
Version narrative




C'était un auteur à l’imagination exceptionnelle. Son style fluide charmait les lecteurs les plus réticents. Un tel talent méritait récompense, et le dernier titre de cet auteur intarissable était bien placé dans les listes des futurs prix littéraires.
Au fil des journaux, son nom se détachait en lettres blanches sur fond noir : Fred Niko, des critiques élogieuses accompagnant la couverture de son chef-d'œuvre, Gloire assurée.
Il était l'invité d'honneur des émissions télévisées, débats intellectuels et shows à paillettes qu'on confondait parfois avec les flashes publicitaires intermédiaires... ce qui faisait dire à certaines méchantes langues que Fred Niko présentait une marque de dentifrice grâce à son sourire éclatant.
Car cet auteur était non seulement talentueux, mais beau et sympathique. Le sourire lumineux récemment rénové, le regard charmeur sous des sourcils d'artiste — un rien en broussaille —, les cheveux parallèles sans le moindre reflet argenté, et le nez aristocratique souligné d'une moustache poivre et sel.

Le jour tant attendu arriva. Le Goncourt consacra cet écrivain merveilleux au détriment d'écrivaillons qui étalaient leur trop-plein de vide, de rancune et de nombrilisme scatologique ou hypersexué. Enfin un homme à la hauteur d'un prix connu et reconnu !
Fred Niko sut rester modeste ; un éclair jubilatoire tapi au fond des yeux fut le seul signe de sa profonde satisfaction.

Son retour dans l'émission hebdomadaire de Paveau — exceptionnellement en direct — se fit dans le calme et la convivialité, quoique Fred Niko parût gêné. Il était couronné pour la première fois : il y avait de quoi être mal à l'aise.
« Cher ami, fit le journaliste, avouez que vous vous y attendiez un peu.
— Ah, Bertrand ! Le contraire serait mentir, toussota l'auteur à succès. Disons que je l'espérais. »
Bertrand Paveau poursuivit en agitant ses lunettes :
« Vous avez souvent expliqué votre méthode de travail, mais vous m'avez confié avoir changé de technique pour la rédaction de ce dernier ouvrage.
— Tout à fait, Bertrand. Tout à fait. »

Fred Niko se cala dans son fauteuil, les yeux mi-clos. Ses mains tremblaient imperceptiblement, tant le grand homme était ému. Et il articula d'une voix grave :
« Chaque matin, après une douche vivifiante, j’égrenais quelques notes — je suis banjoïste à mes heures perdues —, puis je m'asseyais à ma table empire, une tasse de café à la main gauche... et je laissais courir ma plume sur la feuille. »
Il recouvrait peu à peu la confiance qu'il avait en lui-même et en son talent. Personne n'osait l'interrompre. On l'imaginait sans peine à l'œuvre... Au chef-d'œuvre !
« Je m'abandonnais, tel André Breton, emporté par la vague surréaliste de l'écriture automatique. Pas un bruit alentour. Seule la plume de mon stylo grattant feuille après feuille...
— C'est extraordinaire, s'extasia Paveau. Pas une retouche ?
— Non. J'en étais le premier étonné. Les phrases se succédaient pendant des heures. Et quand je les relisais, je ne ressentais pas le besoin du moindre changement. »
Un ange passa sur le plateau de l'émission. Le temps était suspendu. Il n'y avait plus rien à ajouter : l'écrivain, le vrai, avait parlé.

Après une minute de silence nécessaire en l'honneur d'un auteur enfin plébiscité, Bertrand Paveau se tourna vers une invitée dont le premier ouvrage venait d'être publié :
« Julie Chevet, votre livre historique sur l'abolition de l'esclavage m'a beaucoup intéressé. On y perçoit un réel accent de vérité. À tel point que je me suis demandé si vous n'aviez pas rencontré quelqu'un ayant vécu une situation analogue. »
Surprise par la question, la jeune femme releva une mèche de cheveux sombres avant de répondre :
« C'est exact.
— Vous n'êtes pas historienne de formation. Pourquoi avoir abordé ce sujet très particulier pour votre premier ouvrage ? » s'étonna Paveau.
Julie Chevet sourit timidement :
« Ce n'est pas le premier, mais tous les manuscrits que j'ai envoyés à de très nombreux éditeurs m'ont été retournés. Certains précisaient qu'ils n'avaient pas le temps de me lire, encore moins celui de me publier. D'autres me reprochaient de vouloir plagier un auteur exceptionnel. Il est vrai que nos styles sont proches… »
D'un geste de la main, elle montra Fred Niko, impassible dans son fauteuil.

Bertrand Paveau n'était visiblement pas au courant de cet état de fait. Dans son interview préalable, la jeune femme n'avait pas dû en parler.
« Tiens, tiens ! » fit-il, perplexe.
Le cours de l'émission lui échappait. Les invités sentaient peser au-dessus de leurs têtes une épée de Damoclès littéraire et respiraient à peine. Paveau, lui-même, marchait sur des œufs, évitant de son mieux l'omelette du direct :
« Julie Chevet, sur votre fiche de présentation est notée la lettre N. Est-ce en rapport avec votre ouvrage, À quand l'abolition de l'esclavage ?
— Bien sûr. N pour nègre qui est mon métier, très lucratif je l'avoue. J'écris à la place des autres... plus exactement d'un autre », précisa la jeune femme qui fixa l'auteur célèbre droit dans les yeux : « Je suis le nègre de Fred Niko. »

Bertrand Paveau goba une mouche tandis que le célèbre écrivain se levait, fou de rage :
« C'est une honte ! Faites-la taire ! » Et se tournant vers Julie Chevet : « Prouvez-le ! »
La jeune femme était pâle, les yeux pleins de larmes.
« Vous savez bien que cela sera facile, Fred. Quand je voulais reprendre ma liberté, vous me menaciez. C'est pourquoi j'ai accumulé les éléments nécessaires. »

Le sourire lumineux du grand homme s'était éteint. Les épaules voûtées, Fred Niko quitta le plateau dans un silence mortel. Il ne serait pas le dernier à continuer à écrire par procuration ; cet échange sordide serait vite oublié.
Julie Chevet s'essuya les yeux. Pour elle, l'abolition de l'esclavage était devenue une réalité.


1 - GLOIRE ASSURÉE
Ann Rocard
Version théâtrale




Texte protégé par la SACD
Les auteurs — déjà présents — papotent avant l’arrivée de Bertrand Paveau. Ils ne se sont pas encore assis. Répartir le texte des auteurs en question en fonction du nombre d’acteurs disponibles.
Le cameraman et le preneur de son vérifient leur matériel.

AUTEUR 1 : C’est un auteur à l’imagination exceptionnelle.
DOMINIQUE SKOUI : Je ne vous le fais pas dire.
AUTEUR 2 : Ce style si fluide qui charme les lecteurs les plus réticents...
DOMINIQUE SKOUI : Je reconnais que c’est un auteur intarissable !
AUTEUR 2 : On a l’impression qu’il écrit comme il respire... sans le moindre effort.
AUTEUR 1 : Extraordinaire ! Si je pouvais en faire autant...
DOMINIQUE SKOUI : Il n’y a qu’un seul Fred Niko !
AUTEUR 2 : Hélas, nous ne lui arrivons pas à la cheville.
AUTEUR 1 : Un tel talent méritait qu’on le récompense. Il était temps !
AUTEUR 2 : Son dernier titre était retenu dans les listes de tous les prix littéraires.
AUTEUR 1 : “Gloire assurée” ! Quel titre ! Ça lui va comme un gant.
AUTEUR 2 : Même avant l’annonce du Goncourt, il était l'invité d'honneur des émissions télévisées, des débats intellectuels et des shows à paillettes...
DOMINIQUE SKOUI : ... Qu'on confond parfois avec les flashes publicitaires à cause de son sourire...
AUTEUR 1 : Vous exagérez. (temps d’arrêt) Mais entre nous, certaines méchantes langues disent que Fred Niko présente une marque de dentifrice grâce à son sourire éclatant et qu’il est payé pour ça.
DOMINIQUE SKOUI : (en pensant le contraire) C’est honteux.
AUTEUR 2 : Avouez qu’il est non seulement talentueux, mais beau et sympathique.
AUTEUR 1 : A part lui, sur la liste du Goncourt, il n’y avait que des écrivaillons qui étalaient leur trop-plein de vide, de rancune et de nombrilisme scatologique ou hypersexué.
DOMINIQUE SKOUI : Je vous remercie. J’en faisais partie.
AUTEUR 1 : A part vous bien sûr. J’allais le préciser.
AUTEUR 2 : Enfin un homme à la hauteur d'un prix connu et reconnu ! Et qui plus est, si modeste !
DOMINIQUE SKOUI : Le voilà justement !
Entre Fred Niko, sourire publicitaire aux lèvres. Les auteurs se saluent.
AUTEUR 2 : Quel honneur de serrer la main d’une personne telle que vous, monsieur Niko.
FRED NIKO : Vous me gênez... Et soyons simples, appelez-moi Fred.
Entre Bertrand Paveau.
PAVEAU : Bonjour à tous. Excusez mon retard. Asseyez-vous, l’émission va bientôt commencer. Il ne manque qu’une invitée qu’on finit de maquiller.
Tous prennent place sur des chaises ou fauteuils.
Julie Chevet les rejoint, Bertrand Paveau lui montre le dernier siège libre. Julie s’assoit et reste discrète. Fred Niko fronce légèrement les sourcils.

PAVEAU : Dans le cadre du salon du livre, notre émission se fait exceptionnellement en direct. Détendez-vous ! Tout se passera bien.
Générique de l’émission littéraire.
PAVEAU : Comme chaque semaine, votre émission littéraire “Parenthèses ? Vous avez dit parenthèses ?”. Bienvenue à tous nos auteurs, Fred Niko et Dominique Skoui que j’ai déjà reçus plusieurs fois ; de nouveaux venus dont j’apprécie les œuvres, Claude Laplume et Manu Richal [ajouter au besoin d’autres noms]... et Julie Chevet dont le premier livre est tout à fait étonnant.
Fred Niko paraît gêné.
PAVEAU : (se tourne vers Fred Niko) Fred Niko, vous êtes enfin couronné, pour la première fois. Le Goncourt, ce n’est pas rien !
FRED NIKO : En effet...
PAVEAU : J’ai toujours salué la sortie de tous vos romans. Vous savez bien que je suis l’un de vos fans.
FRED NIKO : Hum... Vous me mettez mal à l’aise, Bertrand.
PAVEAU : Ce prix, vous le méritez, Fred ! Ne dites pas le contraire.
Fred Niko toussote.
PAVEAU : Allons, allons... pas de fausse modestie. Cher ami, avouez que vous vous y attendiez un peu.
FRED NIKO : Ah, Bertrand, le contraire serait mentir. Disons que je l’espérais.
PAVEAU : (agite ses lunettes d’une main) Vous avez souvent expliqué votre méthode de travail, mais vous m'avez confié avoir changé de technique pour la rédaction de ce dernier ouvrage.
FRED NIKO : Tout à fait, Bertrand. Tout à fait.
Fred Niko se cale dans son fauteuil, les yeux mi-clos. Ses mains tremblent un peu.
FRED NIKO : Chaque matin, après une douche vivifiante, j’égrenais quelques notes — je suis banjoïste à mes heures perdues —, puis je m'asseyais à ma table empire, une tasse de café à la main gauche... et je laissais courir ma plume sur la feuille.
PAVEAU : (se tourne vers les autres auteurs) Etonnant, non ?
Les auteurs approuvent de la tête, sauf Julie chevet qui reste impassible.
AUTEUR 1 : On l’imagine sans peine à l’œuvre... Au chef-d’œuvre !
DOMINIQUE SKOUI : Banjoïste ? C’est à peine croyable.
AUTEUR 2 : Vous n’utilisez pas directement un traitement de texte ?
FRED NIKO : C’est contraire à mes principes.
PAVEAU : Poursuivez, Fred, on s’y croirait.
FRED NIKO : Où en étais-je ?
AUTEUR 2 : Je laissais courir ma plume sur la feuille...
DOMINIQUE SKOUI : Les feuilles mortes se ramassent à la pelle...
PAVEAU : Dominique, s’il vous plaît, laissez notre lauréat s’exprimer.
DOMINIQUE SKOUI : Excusez-moi, c’était un petit clin d’œil à mon livre “Le jazz fait jaser”.
PAVEAU : Nous en parlerons tout à l’heure, n’ayez crainte. (se tourne de nouveau vers Fred Niko) Fred, nous sommes tout ouïe.
FRED NIKO : (de plus en plus confiant) Je laissais donc courir ma plume sur la feuille... Je m'abandonnais, tel André Breton, emporté par la vague surréaliste de l'écriture automatique. Pas un bruit alentour. Seule la plume de mon stylo grattant feuille après feuille...
PAVEAU : C’est extraordinaire ! Pas une retouche ?
FRED NIKO : Non. J'en étais le premier étonné. Les phrases se succédaient pendant des heures. Et quand je les relisais, je ne ressentais pas le besoin du moindre changement.
Temps de silence admiratif. Seule Julie Chevet demeure impassible.
PAVEAU : (fait un geste de la main comme s’il suivait le vol de l’ange) Un ange passe sur le plateau de l'émission. Le temps est suspendu. Il n'y a plus rien à ajouter : l'écrivain, le vrai, a parlé.
AUTEUR 1 : Une minute de silence nécessaire en l’honneur d’un grand auteur enfin plébiscité.
AUTEUR 2 : Que d’émotion !
DOMINIQUE SKOUI : Bertrand, je ne vous ai jamais entendu parler de la sorte d’un écrivain.
PAVEAU : Compliment exceptionnel pour un être d’exception. (se tourne vers Julie Chevet) Julie Chevet, votre livre historique sur l'abolition de l'esclavage m'a beaucoup intéressé. On y perçoit un réel accent de vérité. À tel point que je me suis demandé si vous n'aviez pas rencontré quelqu'un ayant vécu une situation analogue.
JULIE CHEVET : (surprise par la question, puis répond après un temps de silence) C’est exact.
Fred Niko se raidit légèrement.
PAVEAU : (étonné) Vous n'êtes pas historienne de formation. Pourquoi avoir abordé ce sujet très particulier pour votre premier ouvrage ?
JULIE CHEVET : Ce n'est pas le premier, mais tous les manuscrits que j'ai envoyés à de très nombreux éditeurs m'ont été retournés.
PAVEAU : Il est vrai que se faire publier est un vrai parcours du combattant quand on ne connaît personne dans la profession...
AUTEUR 1 : ... Ni aucun critique littéraire ! Et qu’on est totalement inconnu comme je l’étais il y a quelques années.
DOMINIQUE SKOUI : C’est un cliché !
AUTEUR 1 : Pas du tout.
AUTEUR 2 : Qu’en pensez-vous, Bertrand ?
PAVEAU : C’est à Julie Chevet de nous répondre.
JULIE CHEVET : Je n’affabule pas. Tous les manuscrits que j'ai envoyés à de très nombreux éditeurs m'ont été retournés... quand j’envoyais un chèque pour couvrir les frais. Certains éditeurs précisaient qu'ils n'avaient pas le temps de me lire, encore moins celui de me publier.
DOMINIQUE SKOUI : Oh ! Quelle mauvaise image pour le monde de l’édition ! C’est inadmissible.
PAVEAU : Dominique, tout le monde n’a pas la chance d’être le fils d’un éditeur de renom. Poursuivez, Julie Chevet, votre parcours est celui de très nombreux auteurs dont les textes ne verront jamais le jour.
JULIE CHEVET : Ce parcours n’a rien de passionnant.
PAVEAU : Au contraire.
JULIE CHEVET : Si vous insistez... D'autres éditeurs m’ont reproché de vouloir plagier un auteur exceptionnel. Il est vrai que nos styles sont proches…
D'un geste de la main, elle montra Fred Niko, impassible dans son fauteuil.
PAVEAU : (perplexe) Tiens, tiens... Donc vous avez préféré choisir un contenu historique.
Fred Niko a les mâchoires contractées. Les autres auteurs semblent inquiets.
DOMINIQUE SKOUI : Je sens peser au-dessus de nos têtes une épée de Damoclès littéraire... Pas vous ?
PAVEAU : N’oublions pas que nous sommes filmés, Dominique.
DOMINIQUE SKOUI : Ce qui ne vous empêche pas de marcher sur des œufs pour éviter l’omelette du direct, Bertrand.
PAVEAU : Vous détournez la conversation, cher ami. (brandit une petite fiche) Julie Chevet, sur votre fiche de présentation est notée la lettre N. Est-ce en rapport avec votre ouvrage, “À quand l'abolition de l'esclavage ?”
JULIE CHEVET : Bien sûr. N pour nègre qui est mon métier, très lucratif je l'avoue. J'écris à la place des autres... plus exactement d'un autre. (fixe Fred Niko droit dans les yeux) Je suis le nègre de Fred Niko depuis douze ans exactement.
Bertrand Paveau et les auteurs en restent bouche bée, sauf Fred Niko qui se lève, fou de rage.
FRED NIKO : C’est une honte ! Faites-la taire ! (se tourne vers Julie Chevet) Prouvez-le !
JULIE CHEVET : (les larmes aux yeux) Vous savez bien que cela sera facile, Fred. Quand je voulais reprendre ma liberté, vous me menaciez. C'est pourquoi j'ai accumulé les éléments nécessaires.
Les épaules voûtées, Fred Niko quitte le plateau de l’émission, tête basse.
DOMINIQUE SKOUI : Il ne sera pas le dernier à continuer à écrire par procuration. Malheureusement, cet échange sordide sera vite oublié.
JULIE CHEVET : (s’essuie les yeux et murmure) Mais pour moi, l’abolition de l’esclavage est devenue une réalité.
Noir.





FLASHY - Ann Rocard - 2015
Acrylique sur bois
chez Sylvain Leclercq





2- SIMULATION ARTIFICIELLE
Ann Rocard




Elle avait toujours simulé. Très jeune, elle serrait les dents et prétendait :
« M’en fiche ! J’adore les fessées. »
Le père détachait sa ceinture et frappait deux ou trois coups. Avec précision.
« Encore ! Encore ! criait-elle, un sourire crispé aux lèvres.
— Tu vois bien que ce n’est pas la solution », soupirait la mère, excédée.
Ainsi la petite Madeleine avait-elle rapidement échappé aux punitions corporelles.
Première victoire.

Au moindre bobo, elle se jetait par terre, en proie à des douleurs insupportables.
« Arrête de faire ton cinéma, soupirait la mère, blasée.
— Est-ce du lard ou du cochon ? » hésitait le père, toujours surpris par l’étrange talent de sa fille unique.
Oui, elle aurait pu être actrice, se voir en haut de l’affiche, faire mousser son ego et placer son corps sur un piédestal... Mais elle avait un réel problème avec ce corps. Un corps d’emprunt qu’elle observait dans la glace avec un soupçon de pitié.
La petite fille rachitique était devenue une adolescente, digne de siéger sur les couvertures des magazines féminins. « Sculpturale, sublime », murmuraient les passants époustouflés. La silhouette ciselée à la pointe du pinceau. Le déhanchement séducteur, la pause irrésistible. Une paire de lunettes noires apportant une touche alléchante d’inconnu à portée de la main.
Prétextant une sensibilité particulière, elle ne quittait jamais ces lunettes. Voile noir, rempart protecteur de son intimité. Car dans son regard se dissimulait son point faible, son talon d’Achille.
Cœur et corps de pierre.
Aucun émoi, aucune sensation, pas le moindre élan de tendresse.

Son enfance avait été placée sous le signe de l’anticléricalisme. Ses parents criaient haro sur le curé. Par opposition, elle consacra son adolescence à Dieu, Bouddha, Allah et les autres.
Et à vingt ans, elle entra en religion comme on entre au supermarché. Attirée par les promotions, puisant dans les rayons divins ce qui lui serait nécessaire et délaissant le reste. Elle serait religieuse, sans les cornettes hélas passées de mode, et ferait abstinence de son corps — la chasteté lui irait comme un gant.

En apprenant cette terrible nouvelle, le père se flagella à coups de ceinture, la mère perdit la voix, puis la retrouva miraculeusement la semaine suivante — énième mystère inexplicable.

Madeleine entra donc en religion, pensant résoudre ainsi son problème corporel et singer don de soi, tolérance et amour du prochain.
Les joies de la simulation théologique la comblèrent. Un septième ciel permanent. Les anges de nos campagnes entonnaient l’hymne des cieux. Je crois, tu crois, il ou elle croît en beauté et en sagesse ; il lui poussait des ailes.
Une apparition lumineuse dans une grotte aurait été l’aboutissement de cette expérience, mais elle n’osa imiter Bernadette Soubirous et ses consœurs, et elle se contenta de l’intensité subliminale de ses rencontres quotidiennes avec Dieu. Elle finissait presque par y croire.
Affection reléguée aux oubliettes. Sexualité effacée d’un coup de blanco divin. Emotion toujours inexistante.

On l’avait surnommée la nonnette aux lunettes noires. On posait sans le savoir le gâteau préféré de son enfance — la nonnette aux oranges — sur ses épaules parfaites. Elle en avait parfois l’eau à la bouche. Le seul souvenir sensible des premières années de sa vie : ces miettes qu’elle laissait fondre sur sa langue. Lentement... le plus lentement possible. Leur voisin de pallier lui en offrait une boîte pour Noël et son anniversaire.

Ce matin-là, quand Madeleine aperçut dans la vitrine d’une pâtisserie la pyramide de nonnettes tombées du ciel, elle ne résista pas et pénétra dans la boutique. Une impulsion soudaine, elle qui préméditait gestes et mots.
Ce fut un pâtisser en perpétuelle quête religieuse qui lui fit goûter ses sucreries japonaises. Honoré Délices, bon comme du bon pain et les yeux en amande.
Impossible ensuite de quitter les lieux, comme si elle avait jeté l’ancre. Il restait toujours quelques miettes de pain d’épice aux oranges à laisser fondre sur sa langue, lentement, le plus lentement possible.

La nuit était tombée. Quand Honoré Délices voulut la reconduire vers la sortie, elle refusa d’un mouvement de hanche instinctif. Il hésita, ne sachant sur quel pied danser, puis ferma la porte à double tour.

Derrière le comptoir, le pâtissier ému détacha sa ceinture... Elle se crispa... Mais ceinture et pantalon glissèrent sans violence sur le carrelage. L’apprenti Casanova effleura Madeleine avec douceur et elle se laissa faire.
Dans l’expectative. Entre effluves de chocolat et sucre glace coloré.

Deux heures sonnèrent au clocher voisin.
« Encore ! Encore ! cria-t-elle avec un sourire publicitaire.
— Tu es insatiable, mon chou », s’extasia Honoré — un saint, cet homme-là, doué dans la multiplication des pains et des qualités de ceux qu’il rencontrait. « Mais enlève tes lunettes, ajouta-t-il, que je me noie dans ton regard.
— Jamais avant la prière du soir », scanda Madeleine, hantée par une chanson d’un certain Eddy dont son père était friand.

Tandis qu’Honoré poursuivait son expérience religieuse en respectant sa Madeleine qui pour lui avait jeté le voile, celle-ci analysait la situation. Aucun émoi, aucune sensation — juste une forte douleur la première fois —, pas le moindre élan de tendresse.
Elle restait de glace, et un petit air de Bobby Lapointe la fit presque sourire. Une fille qui vendait des glaces au citron, un garçon à la vanille... Non, c’était l’inverse. Dessous-dessus dessus-dessous... quelle importance ! Pas plus de sensation dans un sens que dans l’autre.
« Encore ! Encore ! répéta-t-elle pour le principe, car Honoré semblait s’épuiser.
— Demain », supplia-t-il en déposant les armes.
Il avait l’air comblé de bonheur. Un éclair au café dans les prunelles.

Cette constatation fut pour elle le déclencheur d’une crise de foi ad aeternam. La simulation théologique avait fait long feu. Elle allait mettre la voile vers d’autres cieux. Une simulation d’un style différent lui tendait les bras. Elle aurait besoin de cours particuliers : langues-de-chat, tartes au gingembre, croquembouche et pièce montée — Honoré serait là pour ça. Il lui faudrait s’approvisionner en lectures et films spécialisés. Chez elle, le sexe n’était pas inné.

Quitter le voile et abandonner Dieu à son triste sort, c’était bien joli, mais elle devait penser aux choses concrètes. Où et comment vivre ? L’amour et l’eau fraîche n’étaient pas son menu préféré.
« Viens chez moi, j’habite chez une copine, susurra Honoré, tout sucre tout miel.
— Je préférerais vivre dans l’arrière-boutique de ta pâtisserie », affirma-t-elle.
L’accord fut vite conclu. Elle tiendrait le magasin sans voile mais avec ses lunettes noires.

Une formation intensive commença. Elle avait toujours eu la volonté de fer des autodidactes. Entre deux clients, elle dévorait les livres et revues entassés sous le comptoir.
« Des livres de recettes, Nono ! Des recettes alléchantes... Je t’en parlerai ce soir. »

Quand le pâtissier s’endormait, aux anges, elle glissait un DVD spécial X dans la fente de l’ordinateur. Studieuse, appliquée, elle apprenait vite et commençait à prendre un réel plaisir à ce type de simulation. Trémolos dans la voix : aaaaah ! aaaaah ! Variations en gazouillis majeurs. Yeux révulsés — ce qui masquait l’absence de vérité dans le regard. Bouche entrouverte.
Narines palpitantes, oreilles vibratoires... Les narines, c’était plus difficile ; quant aux oreilles, elle les mit de côté — chaque chose en son temps. Il n’empêche qu’elle progressait à vitesse grand V.

Et un soir, elle se lança. La grande épreuve. Elle allait appliquer à la lettre sa formation intensive. Son talent de comédienne ferait le reste.
Honoré avait fini par s’habituer à sa frigidité. Détourner une religieuse du droit chemin comportait un handicap dès le départ. Mais ce soir-là, il en resta baba, vérifiant du coin de l’œil le niveau de la bouteille de rhum, et il se pinça pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
« Mon chou, je suis si heureux pour toi », balbutia-t-il, la gorge nouée.
Brave Honoré. Un saint cet homme-là. Le bonheur des autres lui importait plus que le sien.

Vingt sur vingt. Réussite totale. Saint Honoré avait tout gobé !
Seconde victoire.
Elle en versa une petite larme : première trace d’émotion sincère depuis sa naissance. Elle était douée ; sa mère avait raison, elle aurait dû faire du cinéma.

Elle ferma les yeux et repensa à ses parents à qui elle avait tourné le dos pour l’amour de Dieu. Amen alléluia ! Elle n’avait plus de leurs nouvelles depuis bientôt six ans. Purgeaient-ils une peine illimitée au purgatoire oubien erraient-ils dans cette ville qu’elle-même n’avait pas quittée, évitant soigneusement le quartier de son enfance ?
À l’évocation de ses parents, une onde glaciale l’envahit. Des lézardes couraient sur le plafond, et elle les suivit des yeux.

Le lendemain, la clochette de la porte vitrée tinta, et elle les vit. Tous deux voûtés et le visage gris.
« Une baguette, dit le père.
— Pas trop cuite, ajouta la mère. Surtout pas trop cuite. »
Comme elle restait muette, ils la fixèrent et sursautèrent.
« Toi ici ? fit la mère, les lèvres tremblantes.
— Et ton bon dieu de bois ? grimaça le père.
— J’ai tracé une croix dessus. »

Elle sentit une deuxième larme s’échapper de ses cils. Halte-là ! Elle devenait sentimentale, ce qu’elle avait toujours refusé. Pas d’émoi, pas de sensation, pas le moindre élan de tendresse ! Elle ne voulait s’apitoyer ni sur son sort ni sur celui de son voisin. Aime ton prochain comme toi-même ? N’importe quoi ! Elle ne s’aimait pas. Elle était douée pour le mime, la simulation artificielle, voilà tout !

« Après si longtemps, tu ne nous dis rien ? » demanda la mère en tendant la joue.
Ses parents ne l’avaient jamais prise dans leurs bras, jamais embrassée. Ils ne lui avaient jamais fait un compliment, jamais dit un mot gentil. Communication réduite aux plus simples échanges.
« Tu deviens… quoi ? » bredouilla le père.
Ils ne l’avaient jamais interrogée sur sa vie, ses souhaits, ses rêves... À croire que le mot bonheur n’existait pas. Et si cette froideur n’avait été qu’une façade ? Si eux-mêmes s’étaient contentés de reproduire ce qu’ils avaient vécu tout en pensant, en souhaitant le contraire ?

À cet instant, Honoré Délices ouvrit la porte de l’arrière-boutique, les salua d’un mouvement de tête et déposa un millefeuilles dans la vitrine, avant de ressortir en sifflotant. Honoré qui perçait le cœur des gens comme on perce un coffre-fort, pour savoir ce qu’il contient et le bonifier.
« Tu ne sais plus parler ? » s’inquiéta la mère.

Madeleine sentit un picotement au fond de sa poitrine. Une pression. Elle respirait avec difficulté.
Ses parents ne bougeaient pas ; ils quêtaient un mot, un signe de la main, l’ébauche d’un sourire, l’ombre d’un pardon.

La clochette tintinnabulait, elle tinterait jusqu’à la fin des temps, et les images passées s’évanouiraient une à une.
Elle était de nouveau cette petite fille qui voulait se réfugier la nuit dans le grand lit entre ses parents, mais ne l’avait jamais fait. Mordillant son pouce, elle guettait par l’intermédiaire des miroirs un regard, un geste...
Ni émoi ni sensation, pas le moindre élan de tendresse. Ils ne la regardaient pas. Elle n’existait pas.

Et ce matin, ils se tenaient là devant elle, prêts à lui décrocher la lune, immobiles de peur que tout s’écroulât.
Elle souleva ses lunettes noires. Ses yeux de pierre scintillèrent une fraction de seconde.
Elle leur tendit la baguette — pas trop cuite, surtout pas trop cuite — et articula :
« Revenez demain. Enfin, si vous voulez. »
Ils approuvèrent de la tête, le langage n’était pas leur fort, et quittèrent la pâtisserie, le dos plus droit.

Cette nuit-là, elle se recroquevilla contre Honoré, secouée de sanglots. Petite fille qui avait tant besoin de tendresse. Il saurait lui en donner ; elle ne ferait plus mine de se l’approprier.
Et quand il lui fit l’amour, les lunettes noires glissèrent sur le plancher, et elle murmura, surprise par les mots qu’elle prononçait :
« Je t’aime, je crois.
— Je sais, Madeleine, je sais. »





LE SENS DE L'EXISTENCE - Ann Rocard - 2015
Acrylique sur bois
Chez Henri Vauvrecy




3- SECRET
Ann Rocard




Elle ne pouvait lui avouer que l'enfant qu'elle portait n'était pas de lui. Louis l'aimait tant. Il aurait donné sa vie pour elle.
L'enfant commençait à bouger, lui rappelant constamment la passion qui l'avait entraînée dans une brève spirale. Louis était absent à ce moment-là. Il n'y avait aucun doute possible. Cette réalité la rongeait jour après jour.

Emilie noua ses cheveux roux en une longue torsade. Elle était pâle. Par nature. Des lèvres fines, un visage piqueté de taches de rousseur, le regard jade bordé de minuscules points d'or.
Elle serra les poings : personne ne saurait. Personne.


Raphaël naquit une nuit de Noël. Jeu du hasard ou de l'ironie ? Il avait une figure d'ange, et Emilie s'émerveilla devant ce petit être qu'elle avait tout d'abord rejeté.
« Merci, répétait Louis, fou de joie. Jamais Noël ne sera plus beau que celui-ci. Merci. »
Il souhaitait une nombreuse famille... Raphaël fut le seul enfant d'une fratrie imaginée. Les cheveux de sa mère, la douceur de caractère de Louis et les yeux sombres de son père naturel.


Les années passèrent. Emilie portait le poids de ce non-dit.
Elle aurait voulu en parler à quelqu'un... mais à qui ? Athée convaincue, elle avait hésité à rencontrer un prêtre, puis avait renoncé. Le diable et le bon dieu n’avaient rien à avoir dans son histoire.
S’allonger sur le divan d’un psy ? Surtout pas ! Elle aurait eu 99 % de risque d’échec — c’est du moins ce que prétendaient ses collègues infirmières à la clinique où elle travaillait.
Se confier à Margaux ? Non... Même sa plus chère amie n'aurait pu entendre pareille vérité. Elle l'aurait comprise bien sûr, et une barrière invisible se serait dressée entre elles fissurant leur amitié. Emilie ne voulait pas la perdre ; Margaux avait toujours été présente à ses côtés, en toute circonstance, depuis l’école maternelle.

Par un fait étrange, personne n'avait remarqué l'angoisse qui tenaillait Emilie depuis vingt-cinq ans.
Une ombre passait parfois dans ses prunelles, ternissant les points d'or. Une ombre d'une tristesse infinie qui s'évanouissait vite. Elle se mordillait les lèvres pour ne pas pleurer, surtout ne pas avouer ce qu’elle taisait.
« Des soucis, ma chérie ? s'inquiétait Louis.
— Une accumulation de fatigue. Rien de grave. »


Raphaël habitait à présent avec Coline, une étudiante en linguistique. Tous deux passaient souvent à l'improviste pour dîner.
Le ventre de Coline s'arrondissait pour la plus grande joie du futur papa, et Emilie revivait neuf mois d'une autre époque ensevelie.
Elle avait élevé une forteresse autour de son secret. Une forteresse aux murs infranchissables qu'elle portait à bout de bras.


Un soir d'hiver, elle rentrait de la clinique quand elle le croisa sur le grand boulevard. Lui. Il avait quitté la ville depuis si longtemps... Emilie ne l'avait jamais revu. Cependant, elle n'hésita pas une seconde.
Lui.
La cause de son mal-être profond.
Elle protesta intérieurement : elle n'avait été qu'une passade pour cet homme de passage... Pourquoi lui en vouloir ?

Il la croisa sans la moindre réaction, mais dut sentir son regard insistant car trois mètres plus loin, il se retourna, étonné :
« Vous m'avez parlé ? »
Emilie secoua la tête. Non, elle n'avait rien dit. Mais ses pensées avaient été plus éloquentes que les mots qu'elle aurait pu prononcer.
« Pardonnez-moi. Je suis pressé. »
Il fit demi-tour et se fondit dans l'anonymat.


Emilie ne bougeait plus.
Tétanisée. La bouche sèche.
Elle sentait monter en elle une tornade. Pourtant, elle restait immobile, le regard fixe.
Elle n'éprouvait plus rien pour cet homme. Mais vingt-cinq années de silence s'abattaient soudain sur elle. Une cacophonie insupportable : rumeurs, reproches, mea culpa… La forteresse éclatait de toutes parts. Des éclats martelaient ses tempes, brisant les rêves qui l'avaient soutenue.

Elle suffoquait. Il fallait qu'elle parlât. Un passant la bouscula et s'excusa avant de poursuivre son chemin.
Emilie eut un sourire triste, l'air de dire : ce n'est rien, je ne suis plus rien.
Elle ne souhaitait pas mourir, mais elle n’avait plus envie de vivre. Si tout s’arrêtait maintenant, ce serait un tel soulagement. Si elle s’endormait pour ne plus se réveiller ou si elle parvenait enfin à parler…
Elle se mit à courir de rue en rue. L'immeuble n'était pas loin.


Louis l'accueillit à bras ouverts ; elle s'y jeta et éclata en sanglots. Des semaines, des mois, des années de silence dans un torrent de larmes.
« Ma chérie, raconte-moi ce qui ne va pas. »
Et elle déchargea sur lui le poids de ce mensonge par omission volontaire. Un poids si lourd que Louis s'effondra. Il l'aimait tant. Il aurait donné sa vie pour elle.

***



« Je suis vraiment désolé. Rupture d'anévrisme, expliqua le chirurgien. Nous n'avons pas pu le sauver. »
Elle était assise dans cet univers aseptisé.
Un monde parallèle.
Raphaël l'avait rejointe à l'hôpital ; Coline l'accompagnait. Il lui tenait les mains, apaisant son propre chagrin pour la soutenir.
Il était solide, plus fort que la forteresse antique dont l'explosion avait causé la mort de Louis.
« Maman, nous serons là avec Coline. Tu ne seras pas seule. Nous t'aiderons. Notre bébé naîtra bientôt. Il va avoir besoin de toi. »
Raphaël, son tout-petit... Il n'apprendrait jamais la vérité.

Emilie comprit à cet instant précis qu'elle continuerait à porter son secret. Etait venu s'y ajouter un sentiment terrible de culpabilité.
« Pardonne-moi, Louis, pardonne-moi », murmurait-elle durant ses longues nuits d'insomnie.

Louis avait déjà pardonné. Il l'aimait tant. Il avait donné sa vie pour elle.





...




4- TÊTE DE BOIS
Ann Rocard




Son talent non ostentatoire l'avait conduit à l'avant-dernier barreau de l'échelle. Il avait toute la confiance du premier ministre et une partie de celle du président, car il possédait l'art et la manière de rédiger un discours ou un compte-rendu crédible même bâti sur des fondations erronées. Il savait enrober les pires nouvelles dans une pellicule savamment positive pour les rendre moins détestables et il vaporisait chaque phrase lue ou écrite d'un parfum d’authenticité.

De génération politique en génération apolitique, Arthur Rénon était le menteur officieux des gouvernements en place. Un seul terme pour le qualifier : il était irremplaçable.
Dans le monde falsifié où il se mouvait, Arthur faisait figure de modèle. Il passait inaperçu.
Visage franc et passe-partout, taille standard, costume cravate bleu-gris. Il se fondait dans la masse, mais avait l'œil et l'oreille aux aguets. L'homme invisible au courant des moindres faits et gestes...
« Ah ! Vous étiez là, Arthur ?
— Je ne suis qu'une illusion d'optique, monsieur le ministre. Faites comme si je n'existais pas. »

Il aurait pu se rêver vizir à la place du vizir... Non, son poste lui convenait parfaitement. Dans l'ombre de celui ou de celle qui basculait régulièrement, tête de chamboule tout sombrant dans le discrédit. Lui gardait la tête froide, à l'abri des boules et des attaques, faisant fi de la perfidie.
Point de photos dans les journaux ni de passage-éclair à la télévision ou la radio. Il était monsieur Tout le monde. Indispensable et heureux.

Heureux de façon égale sans pic incontournable ni gouffre désespérant.
Jusqu'au jour où il aperçut sa tête, silhouette de bois peint, dans une fête foraine.
Son visage passe-partout ! Pas de doute : il avait un sosie.
À l'écart, il observa les joueurs déversant leur hargne sur sa propre image :
« Et celui-là, qui c'est ?
— L'éminence grise, répondit le forain cultivé.
— En pleine poire ! »
La représentation d'Arthur ou de son double effectua une rotation sur ses charnières bien huilées et disparut illico dans les ténèbres de la baraque bariolée.
« Une vraie tête de bois ! s'esclaffa le joueur. Ou mieux, une tête à claques ! Qu'est-ce que j'ai gagné ?
— Un nounours en peluche. »

Arthur Rénon déglutit avec difficulté : son honneur contre un ridicule minuscule petit ours en peluche synthétique made in Taiwan !
Il risqua un coup d'œil vers le forain hilare. Non ? Lui ? La foire était-elle un repère de sosies sans foi ni loi ? Arthur se frotta les yeux : lui ? Quinze kilos de plus, la moustache en guidon de vélo et le cheveu ras, mais reconnaissable entre tous. L'ex-premier ministre dont on n'avait plus entendu parler depuis x années. On le croyait mort et enterré...

Le teint de l’indispensable Rénon vira au gris ardoise. Vexé et revanchard, il attendit le départ des joueurs pour s'approcher.
« Pour le petit monsieur, ce sera ? demanda le forain d'un air bon enfant.
— Le grand jeu. »
Le forain posa sur la tablette de bois dix boules rembourrées de tissu. Dix boules crasseuses qui passaient de main en main depuis... belle lurette. Une vraie chaîne d'amitié.

Dès le premier envoi, le président actuel culbuta dans l'oubli. Arthur sourit du bout des lèvres : la sensation éprouvée n'était pas désagréable et il eut la vision d’un cul-de-basse-fosse où s’entasseraient les présidents à la première bourde commise.
Un deuxième jet et le premier ministre s'évanouit ; il n’avait que trop duré, ses incisives avaient rayé tout le parquet de Matignon.
Disparurent ensuite des personnalités diverses et variées ou avariées. Figures de proue de navires en perdition.

Il ne restait plus qu'une boule et un visage.
« C'est bizarre, rumina le forain. Vous ressemblez à... »
La boule agressive atteignit de plein fouet la silhouette de bois restante.
« Un sans-faute ! applaudit le maître des lieux. Plutôt rare, mon petit gars. Choisissez un gros lot. Poupée, drôle de zèbre, serpent à sonnette ? Allez ! Vous me plaisez. Je vous offre un coup à boire. »
Il sortit une bouteille et deux verres dissimulés derrière une panthère tachetée aux dimensions modestes.

Arthur Rénon se racla la gorge, recouvrant peu à peu une couleur de peau plus colorée :
« Hum… Dites-moi, Fred, comment allez-vous ? »
Le dénommé Fred roula de grands yeux surpris :
« Vous me connaissez ? Mais alors, ma première impression était la bonne. C'est vous...
— Je ne suis qu'une illusion d'optique, vous le savez bien, Fred. Et la santé ?
— Comme sur des roulettes.
— Vos insomnies légendaires ?
— Inconnues au bataillon.
— Vos maux d'estomac ?
— Plus un signe depuis que je travaille ici. Finis le stress, l'être et le paraître ! Plus d’allergies aux mensonges permanents. Je ne digérais pas les manipulations systématiques et le détournement de la réalité.
— Pas le moindre regret ?
— Aucun ! affirma le forain d'un ton catégorique. Personne n'est indispensable. Ni vous ni moi ! »

Un groupe de joueurs potentiels contourna la baraque, conscients de l'instant privilégié que vivaient les deux hommes.
Arthur Rénon fronça les sourcils, en proie à une réflexion accélérée. Dans cette fête foraine provinciale, Fred avait su trouver le bonheur et un équilibre que ne possédaient guère les têtes de bois articulées — Ah, l’arthrose des cervicales due à une politicoverdose ! Fred semblait épanoui, la nuque souple et les bajoues rieuses.
Pourquoi pas lui ?
Il préféra ne pas compter le nombre d'années passées à falsifier la vérité. L'éminence grise, avait précisé le forain. Grise... incolore, inodore et sans saveur. Un courant d'air maniant les mots et les concepts à la perfection pour qu'un autre se les appropriât. Il était temps de mettre un terme à une longue hibernation. Il avait soif d'exister, soif de franchise, d’exactitude, à la limite de la naïveté...

« Encore un verre, Arthur ?
— Non, merci, Fred. Mais...
— Mais ?
— N'y aurait-il pas une petite place dans votre baraque ? »
Le forain eut un large sourire jauni par le tabac et il approuva de la tête.
« Et votre boulot, mon cher Arthur ? »
L'ex-éminence grise haussa les épaules, la cravate scintillante et le costume jeté aux oubliettes. Il ramassa une boule et visa son image de bois que Fred avait redressée. Celui qu'il n'était plus bascula dans le vide pour la dernière fois — il suffirait de peindre une autre planchette pour le remplacer.
Personne n'est indispensable !






...




5- INJECTION
Ann Rocard




Pierre-Henri était un homme hâve et discret. Les cheveux châtain coupés en brosse, le regard délavé et un sourire égaré au coin des lèvres. On le saluait, puis on l'oubliait, car il faisait partie du décor, se fondait dans les éléments d'une pièce ou la foule de la rue ; mimétisme parfait.

Il se satisfaisait de tout : vie familiale tranquille dans un pavillon de banlieue entre sa femme Caroline et leurs trois enfants, Chloé, Max et Flore ; le foot du samedi soir ; le jogging du dimanche matin en compagnie de son gros chien Bartholomé... Et un travail qu'il effectuait de façon distanciée pour ne pas y perdre la santé.

Il avait suivi des études médicales ; s'installer comme médecin de quartier ne lui était jamais venu à l'idée.
Son emploi lui convenait à merveille : il travaillait à la section Interrogation de la police nationale. Il était le spécialiste du sérum de vérité S3 — nouveau modèle récemment mis au point par le professeur Mac John.
D'un geste automatique, il plaçait le garrot, tapotait la veine, enfonçait l'aiguille en douceur et injectait le produit.

Madame la commissaire interrogeait l'inculpé ; deux collègues enregistraient les réponses, l'un penché sur son magnétophone, l'autre pianotant sur son ordinateur.
Quant à Pierre-Henri, il était là pour surveiller une éventuelle intolérance au sérum S3, réaction qu'il avait rarement observée.
Il ne regardait pas le patient occasionnel. Il écoutait d'une oreille distraite son discours prolixe, préférant songer aux vacances de l'été prochain : une randonnée en montagne... bien qu'il n'eût pas encore convaincu sa petite famille de l'intérêt d'une telle expédition.


Aujourd'hui l'homme, sanglé sur le fauteuil, avait un accent parfumé de garrigue. Il réagissait bien au produit qui avait déclenché chez lui une logorrhée intarissable.
Ce bourdonnement grave et continuel perturbait le cours des pensées de Pierre-Henri : la randonnée s'enrayait.
« Répondez à la question que je viens de vous poser, insista la commissaire, excédée. Où étiez-vous donc le dix-sept septembre ?
— Les étoiles brillaient sur la voûte céleste. Les cigales chantaient à l'heure de la sieste... »

L'homme était un poète. Amateur de poésie, Pierre-Henri sentit monter en lui un élan de sympathie pour son patient et le jugea d'emblée innocent du délit dont on l'accusait.
« Il se moque de nous ! Où étiez-vous le dix-sept septembre ? fulmina la commissaire qui tentait d’interrompre le clignotement de sa paupière droite — le tic de l’exaspération.
— Parlez-lui calmement, ce sera plus efficace, conseilla Pierre-Henri. Et... »

Il n'eut pas le temps de poursuivre, le patient s'impatientant :
« Et la belle fourmi ? Que faisait-elle aux champs ? Attendait-elle encor la venue de l'amant ? »

Pierre-Henri apprécia à sa juste valeur l'emploi suranné du mot encor et se tourna vers le Poète avec un grand P. C'était le patronyme qu'il venait de lui choisir, n'ayant pas mémorisé celui inscrit dans le dossier.
L’accent aux herbes de Provence correspondait peu au visage de son propriétaire. Une tête de Viking : nez et menton agressifs, yeux verts en amande et les boucles d’or d’un ange. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Trente-cinq ans environ...

Attendri, Pierre-Henri ne put s'empêcher de lui sourire. Le Poète perçut sans doute cet encouragement chaleureux et se lança dans l'énumération d'un bestiaire fabuleux, ponctuée de touches personnelles :
« J'étais au zoo, c'est sûr, avec mes trois enfants. Flore, la plus petite, aime les éléphants... »

Ah, le brave homme avait des enfants ! Et coïncidence extraordinaire, la dernière portait le même prénom que sa propre fille.
Pierre-Henri sourit de plus belle, conscient d’un lien qui prenait corps, un cordon ombilical fait d’ondes positives. Il se sentit très proche de ce pauvre poète voué à l'anathème.

« Où étiez-vous le dix-sept septembre ? répéta la commissaire, accélérant le rythme de son clignotement personnel. Quelle est votre profession ? Où habitez-vous ? »
Fasciné par ce tic original, l'homme retrouva peu à peu le droit chemin et donna des renseignements précis sur la vie qui était la sienne.
Il s'appelait Armand Alexandrin. La commissaire le savait déjà, mais Pierre-Henri en fut profondément ému : Alexandrin à douze pieds qui sautillait sur la route semée d'embûches aux quatre coins de la vérité S3...
Et pour la première fois de sa carrière, il fut tout ouïe, subjugué par l'ange-poète qu'il ne quittait plus des yeux.

Il aurait mieux fait de retourner sur les pentes fleuries d'une hypothétique randonnée, car il apprit en cinq minutes à peine que sa femme l'avait toujours trompé, que ses enfants n'étaient pas de lui, qu'un squatter vidait sa cave et chaussait ses chaussons pendant ses parties de foot et son jogging dominical.

Abasourdi, Pierre-Henri ne chercha pas à comprendre comment Chloé, Max et Flore n'avaient jamais vendu la mèche. Ah, si... ils parlaient quelquefois de « tonton Raman, le trop gentil cousin de maman », mais naïf et confiant en l’humanité, Pierre-Henri n'y prêtait attention.

L'interrogatoire était terminé.
La commissaire avait obtenu les réponses aux questions posées et noté l’alibi de choc du suspect innocenté.
Pierre-Henri rangea son matériel sans jeter le moindre regard à l'ange déchu.
Il se sentait pris de nausées : allergie soudaine à la poésie et aux vers à douze pieds.
Armand Alexandrin n’était pas coupable ?
« Dommage », grommela Pierre-Henri, le regard mauvais, ce qui ne lui ressemblait guère.

Serrant les dents, il décida de jouer l'innocent et de continuer à vivre comme si de rien n'était.
« Tel sera pris qui croyait prendre, déclarait-il à Bartholomé le dimanche matin. Il suffit d’un peu de patience. »
Le gros chien compatissait d'un aboiement plaintif, et les semaines se succédaient identiques à elles-mêmes.


L'été suivant, Pierre-Henri partit en randonnée, sac sur le dos, accompagné du seul Bartholomé.
Chloé, Max et Flore avaient préféré rejoindre leurs grands-parents. Sa femme Caroline profitait de l'occasion pour faire le nettoyage complet du pavillon et elle comptait remettre la cave à neuf.

À son retour, il apprit le départ définitif de son épouse avec tonton Raman, et fit semblant d'oublier ce qu'il savait, se consacrant à l'éducation de ses trois enfants dont la passion était la visite du zoo. Allez savoir pourquoi !

***



Quelques années plus tard, les enfants étaient devenus de jeunes adultes, Théophile avait remplacé le vieux Bartholomé, enterré depuis peu dans le jardin du pavillon de banlieue. Pierre-Henri était un vétéran du club de foot et il faisait l'admiration de ses voisins en trottinant une heure chaque dimanche matin autour du pâté de maisons. Toujours hâve et discret.

Ce jour-là, il allait injecter le produit habituel dans la veine d'une patiente, quand il reconnut sa voix.
Caroline se trouvait là, sanglée sur le fauteuil. Elle l'implorait du regard.
« Aide-moi », semblait-elle murmurer.
Il repensa au pieux mensonge qu'ils avaient pratiqué au lit, aux parties de cartes ponctuées de fous rires, à mille petits bonheurs sans prétention... Il ne gardait de leur vie commune que des souvenirs d'une étrange beauté. Le reste n'avait jamais existé.

« Allergie au S3 », souffla-t-il en vérifiant les différents appareils qui l’entouraient.
Il déposa la seringue sur la table. Ce métier ne lui convenait plus ; il était temps de battre en retraite. Il en avait d'ailleurs atteint l'âge autorisé.

Il sortit de l'immeuble et se fondit dans la foule avant d'aller squatter sa cave et rêver de fabuleuses randonnées, de quoi charmer son Théophile, gâté.





...




6- MENTEUR EN SCÈNE
Ann Rocard



Paul Biais avait le profil type du jeune cadre dynamique. Profil d'aigle carnassier. Le regard prune et franc comme il se doit, un sourire parfait plaqué sur ses lèvres fines, les joues rasées de près et parfumées de lotion forte, les cheveux bruns gominés ne laissant sur le front qu'une mèche rebelle.

Il aurait pu participer à un défilé de mode pour complets trois pièces, coupe parfaite et dernier cri. Le gendre idéal pour certaines, l'être à fuir au plus vite pour d'autres.
Cet homme aux dents de loup n'avait que faire de mariage ; il était à la recherche d'un job à la hauteur de ses capacités.
Conscient de son importance, il faisait la fine bouche, dénigrant le salaire net proposé, le bureau peu spacieux, l'espace de liberté... il y avait toujours un détail qui ne le satisfaisait pas.

Ce docteur ès mensonge, hautement qualifié, bardé de diplômes, serait-il enfin reconnu à sa juste valeur ? Si tant est que la justesse pût s'appliquer à ce type de compétence.
Paul Biais, imperturbable, s'armait de patience.


Il avait commencé jeune. Dès la maternelle, le mensonge était la matière qui passionnait le plus le petit Paul.
À l'école élémentaire, une phrase l'avait tant fasciné qu'il l'avait écrite en lettres d'or à la tête de son lit :

Sans mentir si votre ramage se rapporte à votre plumage,
vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.


Sa voie était tracée : il serait à la fois le phénix de la fable et le renard maniant le verbe avec finesse et perfidie, renard dont il fit son emblème.

Pendant ses années de collège et de lycée, il avait suivi parallèlement des cours par correspondance : Le mensonge est un jeu d'enfant, cette matière n'étant enseignée dans aucun établissement de sa région. Ce qui lui avait permis de décrocher avec mention le bac option mensonge rarement décerné.

Il eut ensuite quelque hésitation quant aux études à suivre.
Cinéma ou mensonge professionnel ?
Ce fut pourquoi il confia les lignes de sa main à une cousine qui avait des dons de voyance ; Menteur en scène lui irait parfaitement, affirma Germaine, il avait ce métier dans le sang.

Rasséréné, Paul Biais quitta sa province natale pour monter à la capitale intégrer une prépa mensonge dans un lycée réputé avant d’entrer à l’Université.
Six années d'études intensives où son Q.I. fit des étincelles !
Enfin, délaissant le droit du mensonge international, matière dans laquelle il se sentait peu à l'aise — Paul ne parlait pas les langues étrangères à la perfection — , il se consacra aux expertises.

Expert en faux témoignage !
Il lui suffisait de jurer sans son âme et conscience... et le tour était joué !
Paul Biais était particulièrement doué car il savait trouver, inventer, décrire les détails qui feraient pencher la balance du mauvais côté.

Pendant ses études, l'étudiant inventif avait amassé une petite fortune, bâtie sur les procès.
Il excellait dans l'art d'attaquer de pauvres bougres, se plaçant en victime lui qui était l'agresseur, et de réclamer des dommages et intérêts... Comme il mentait à merveille, les jurés lui donnaient raison et son compte en banque enflait à vue d'œil informatique.

La soutenance de sa thèse remontait à l'an passé. Le docteur ès mensonge vivait de son magot en attendant de trouver le poste qui lui conviendrait.
Il allait d'un rendez-vous à l'autre au volant de sa voiture de course rouge pompier, représentative de son tempérament fourbe et sanguin.


Ce soir-là, quand il gara son auto dans le parking souterrain de l'immeuble, il se trouva juste à côté d'une inconnue : « Petite voiture de poche, blanche et passe-partout... » pensa-t-il, moqueur.
La conductrice en sortit. Une blonde non platinée digne du meilleur Hitchcock ! Son sang ne fit qu'un tour et il adopta aussitôt la démarche chaloupée dont il connaissait l'efficacité.
« Bonsoîîîîîîr !
— Bonsoir ! » répondit la créature de rêve.

Sa voix était légèrement rauque, de quoi donner un tournis délicieux. À la limite de l'apoplexie, Paul desserra son nœud de cravate et suivit la ravissante personne jusqu'à l'ascenseur.
« Si je ne m'abuse, je ne vous ai jamais vue dans l'immeuble, mââââdemoiselle...
— Je viens d'emménager au septième.
— Aaaah ! Au même étage que moââââââ. Bienvenue ! Mon nom est Paul Biais. Jeune cadre hyperdynamique et expert en tout, mon chou.
— Moi, c’est Pauline Lamour.
— Ouââââh ! Merveilleux ! Et que faites-vous sur terre, chère Pauline ?
— Hôtesse de l’air », dit-elle en pointant le ciel du doigt.

Aaaaah ! Lamour ! Un patronyme prédestiné !
Paul ferma les yeux pendant une fraction de seconde : un bouquet d'orchidées livré dès le lendemain, un dîner chez Maxim's deux jours plus tard, des compliments en veux-tu en voilà...
Pour lui, c'était un jeu simplissime. Il dosait le mensonge comme un plat de maître, sachant ajouter la pointe de perversité nécessaire au savant mélange pour distiller un venin dont certains ne se relevaient pas. Don Juan ne lui arrivait pas à la cheville.

La porte voisine se referma sur la belle Pauline.
Emoustillé, Paul rentra chez lui et se servit un whisky zesté, savourant déjà sa nouvelle conquête. Ses capacités mensongères la séduiraient tant qu'elle passerait des nuits entières sur le palier, le suppliant de la laisser entrer.
Non, là il sautait l'étape intermédiaire : la plus érotique et enivrante. Un deuxième verre de whisky fut appelé à la rescousse.

Paul Biais déchanta vite. Point de gammes ni sérénade. Pauline Lamour avait un sens inné du vrai et du faux.
Dès le premier soir, elle mit à nu non seulement les intentions voilées de son voisin, mais son aptitude exceptionnelle au mensonge.
Pauline, elle, ne proférait que la vérité pure et dure. Antinomie qui élevait une muraille de Chine entre les deux appartements.

Ayant essuyé plusieurs refus, Paul se félicita de n'avoir pas cédé aux avances déguisées de la nouvelle venue, et bougonna :
« Infantile ! Cette fille est immature. Une gamine aux yeux de la société au langage trafiqué. »
Et comme il était capable de se mentir à lui-même, il répétait dix fois par jour : « Qu'ai-je à faire d'une nana pareille ? Aucun intérêt. Elle ne représente rien pour moi. De toute façon, elle ne vaut pas un clou. »

Pourtant au fil des semaines, la belle Pauline devenait sa raison de vivre, son rêve le plus cher.
Il restait des nuits entières devant sa porte respirant son parfum de vérité, et il s'étiolait à vue d'œil.

Il plaçait sur le paillasson convoité roses rouges, myosotis et pommiers d'amour. Pauline se contentait de le remercier poliment au nom de sa chère grand-mère qu'elle irait fleurir au cimetière le week-end suivant. À tel point que l’expert aurait bien tordu le cou de cette vieille dame s’il en avait eu l’occasion.

Qu'ajouta Pauline Lamour un matin de novembre ? Mystère... Le jeune cadre en perdit son dynamisme. Il blêmit, blessé à mort car toute vérité n'est pas bonne à entendre.
Et si l'expression Si je mens, je vais en enfer comporte une once d’authenticité, Paul Biais ne doit plus faire le malin car là où il erre, il a dû trouver plus malin que lui.





...




7- A SUIVRE...
Ann Rocard



EN COURS D'INSTALLATION


Date de création : 02/02/2016 : 09:24
Dernière modification : 10/04/2016 : 09:54
Catégorie : Nouvelles (adultes-gds ados)
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