VUE SUR LA MER
extrait de "Dernières nouvelles des cabines de bois", éd. Corlet
VUE SUR MER - Ann Rocard - 2015 Acrylique sur étoffe.
Avec l'aimable autorisation des éditions Corlet (diffusion Vander en Belgique, Servidis en Suisse), la première des 20 nouvelles du recueil Dernières nouvelles des cabines de bois, paru en 2005. Cette nouvelle est dramatique ; d'autres sont fantastiques, loufoques ou comiques...
Editions Corlet Couverture de Patrick Rocard (vous pouvez découvrir sur ce site son travail d'artiste)
Les cabines de bois des plages du Nord et de la côte normande : lieu de l’action ou simples éléments de décor. Parfois castelet ou boîte de Pandore. À chaque porte, un nouvel univers. Cabines, patrimoine d’un siècle passé, qu’une tempête peut balayer... Cabines de bois à l’origine de ces vingt nouvelles aux registres très différents : dramatiques, fantastiques parfois, drôles souvent, mais toujours sensibles et émouvantes.
photo de l'auteure
Comme chaque jour, le vieil homme était assis derrière la vitre. C'était l’une des rares cabines possédant une petite fenêtre ; elle ne pouvait s'ouvrir mais permettait, par tous les temps, en toute saison, de contempler la mer.
Le vieil homme sourit : il se souvenait de son enfance passée sur la plage. Une enfance de pêche miraculeuse. Ses cris heureux de petit garçon résonnaient encore dans un coin de sa tête.
Tant d'années s'étaient depuis écoulées. Il appuya son front ridé contre la vitre et une vague de froid glissa jusqu'à ses tempes dégarnies. Le sable s'étendait à perte de vue, les rochers des basses îles n'étant à découvert que lors des marées d'équinoxe.
Une mouette éclata d'un rire strident, et il ressentit une légère vibration transmise par la vitre. Un rire de cristal. Celui de l'adolescente qu'il avait aimée une nuit de pleine lune. Là... sur la plage. Bercé par le ressac et la danse souple des herbes dans les dunes. Emilie, sa reine aux doigts de fée. Sa dentellière délurée. Elle lui avait enseigné les caresses furtives, les monts et les vallées, le parfum de varech et les baisers volés.
Les planches de la cabine de bain grincèrent sous l'assaut du vent chargé d'embruns. La marée s'inversait. La mer lécherait le sable, savamment, sans en oublier une parcelle. Comme il avait appris autrefois à découvrir le corps pâle d'Emilie. Et la plage peu à peu disparaîtrait, noyée d'écume.
Le vieil homme soupira, à l'écoute d'un changement souhaité. Non, les planches grinçaient comme hier, comme l'an passé... Le poids des années était pour elles, pour lui, à peine perceptible.
photo de l'auteure
Un claquement soudain, et il se redressa, sans détourner son visage de la mer. Il se sentit transporté plus de cinquante ans en arrière. Claquements. Coups d'éclats... Les bateaux s'approchaient de la côte. Les avions sillonnaient le ciel. Le bourdonnement des moteurs se mêlait au souffle de la tempête.
Il serrait les dents pour ne pas montrer qu'il avait peur. Il savait que la mort faucherait ses amis, ses voisins et lui, pauvre soldat. Il repensait à l'adolescente qui était partie vivre d'autres amours débridées. Emilie. Sur cette plage où il allait poser le pied.
Le débarquement. Tous l'attendaient avec impatience... et à présent, ils auraient voulu lui échapper, l'éloigner le temps de savourer quelques heures de vie supplémentaires. Il suivit ses amis, le cœur battant à tout rompre, les mâchoires contractées. Dans les vagues déferlantes. Sur le sable jonché de blessés et de morts... Un éclair plus violent que les précédents l'éblouit, et il plongea dans le néant.
Quand il reprit conscience, il se trouvait sur un lit d'hôpital. Une odeur âcre le prit à la gorge. Sauvé ! Il était sauvé ! On l'embrassait, on le félicitait ! C'est formidable, tu t'en es sorti ! Le débarquement avait réussi. La Normandie était enfin libérée.
Ce matin-là, il avait écarquillé les yeux pour échapper aux ténèbres qui l'encerclaient. Désespérément. Des heures durant. Mais le soleil ne s'était plus levé. Les étoiles étaient restées cachées derrière d'épais nuages de nuit.
Plus de cinquante ans s'étaient écoulés. Chaque jour, en fin d'après-midi, il venait s'asseoir derrière la vitre qu'il avait fait installer dans la cabine familiale, et il posait son regard vide sur la plage qu'il n'avait jamais revue.
"œuvre informatique" de Patrick Rocard
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Une réaction parmi d'autres :
J'ai lu vos "Dernières nouvelles des cabines de bois", un pur régal ! OUI, vraiment, je me suis régalé à lire votre recueil de nouvelles. De façon générale, je trouve que ce genre littéraire est trop méconnu. Plus précisément, il a été délaissé au fil du temps et se trouve aujourd'hui injustement ignoré. Du point de vue du lecteur - humble lecteur que je suis - c'est un exercice qui permet à l'authentique écrivain d'exprimer, de montrer - de prouver ? - en quelques pages tout son talent. Et, je le dis sans la moindre flagornerie, vous excellez dans cet exercice ! Poésie, émotion mais aussi humour féroce, univers de l'étrange, du fantastique... et même de la science fiction à la fin ("Visite guidée") J'ai apprécié l'ambiance étrange, fantastique de "L'ange" et "Entrelacs", "Sirène", l'humour féroce de "Vipère", "Le compte est bon", "Pièce montée" et "Treize à la douzaine", jubilatoire !. La poésie, la sensualité, l'émotion de "Vue sur mer", "Anniversaire", "Un seul témoin"... Une mention particulière pour "Trous de mémoire" ? Frissonnant, à la fin...
Un grand merci à vous, Eric Levitre de Breteuil sur Iton. Votre réaction me touche beaucoup.
Toile de Patrick Rocard
Date de création : 27/10/2012 : 19:22
Dernière modification : 01/01/2016 : 21:43
Catégorie : Nouvelles (adultes-gds ados)
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