Balade en Cappadoce... Ann Rocard
Je dédie cette nouvelle à tous ceux que j’ai rencontrés lors de mon premier séjour en Turquie... en attendant l'hiver prochain et la rencontre avec les élèves d'un lycée d'Istanbul. Nouvelle écrite à Istanbul en mai 2012.
Cheminées de fées photo de l'auteure
Vallée au cœur de la Capadocce, colorée par la pluie photo de l'auteure
Le groupe avait marché plusieurs heures. Alternance de soleil voilé et de pluie qui colorait terre et rochers. Petit groupe éclectique dont le guide Yasin était le seul point commun. Quatre femmes que le hasard des voyages avait réunies au cœur de la Cappadoce. Quatre évangélistes sans testament à transmettre. Célibataires à temps partiel, en quête de rêves et de sérénité : Jeanne au regard d’aigle, Marthe à la crinière de lion, Mathilde à qui l’amour donnait des ailes et Lucie qui aimait prendre le taureau par les cornes. Quatre femmes à fleur de peau ; une faille dans les prunelles que le guide avait su percevoir dès le premier instant. Il les avait apprivoisées en douceur. Seule Marthe laissait à désirer, la spécialiste en Communication qu’elle ne savait mettre en pratique, croyant détenir la vérité quel que soit le sujet abordé.
Comme les jours précédents, elles avaient suivi Yasin dans une large faille, creusée dans la roche par la pluie et le vent.
La première marche avait été pour Jeanne une révélation. Elle s’attendait à un désert de rocaille, parsemé de cheminées de fées, mais elle avait découvert dans les vallées du cœur de la Cappadoce une végétation luxuriante, des vergers parfois laissés à l’abandon, des fleurs tapies dans chaque recoin, des ruisseaux qu’un orage transformait en rivières...
photo de l'auteure
Eglise creusée dans un cône rocheux photo de l'auteure
A partir du premier siècle, des chrétiens, persécutés par les Romains, s’étaient réfugiés dans cette région. Après l’avènement de l’empereur Constantin, ermites et moines avaient creusé de nombreuses églises miniatures dans les cônes et les falaises. Dès le huitième siècle, les paysans avaient fait de même pour échapper aux invasions arabes, créant villages troglodytes et villes souterraines*. Quand au quinzième, la période de troubles avait cessé, ces habitations avaient été transformées en pigeonniers, la fiente de pigeon étant utilisée comme engrais.
Pigeonniers photo de l'auteure
Jeanne suivit des yeux le vol d’un pigeon. Chaque vallée différait de la précédente. Aucune monotonie. Un émerveillement sans cesse renouvelé. Celle-ci, la vallée de Gomeda, lui semblait un peu plus sauvage. Troublante. Annonciatrice d’un message...
Cité creusée dans la falaise, où se succédèrent des milliers d'habitants. L'érosion dévoile peu à peu les pièces. photo de l'auteure
Au détour d’un chemin se dressa la cité troglodyte annoncée. Impressionnante. Des milliers d’habitants s’y étaient succédé. La surprise que Yasin avait évoquée à mi-mot le matin même. Une sensation étrange s’empara de Jeanne, le sentiment de déjà-vu. Elle haussa les épaules : sans doute une photo sur internet quand elle avait préparé ce voyage. Le guide sortit une échelle de bois d’une anfractuosité et la dressa contre la falaise. « Une petite visite ? » proposa-t-il, le regard pétillant. Il avait par moments le charme de Dustin Hoffman ; cette façon de rire avec les yeux en souriant du bout des dents.
Sans hésiter, les trois évangélistes non spécialistes en communication s’élancèrent sur les barreaux et pénétrèrent dans une petite pièce creusée dans la roche. Marthe préféra s’asseoir sur une pierre, ermite à l’air libre s’imprégnant des Pères du désert. Elle eut la vague impression que la réponse à la question qu’elle se posait depuis longtemps allait lui échapper. Mais elle ne croyait pas au destin. Elle ne croyait d’ailleurs en rien, sa seule bible étant la sacro-sainte Communication, faite de mots ronflants d’où l’affect était exclu.
photo de l'auteure, prise depuis l'intérieur de la cité troglodyte.
Yasin et les trois autres femmes s’étaient regroupés au premier niveau sous une ouverture, nappée de lumière. Le refrain du vent dans les branches leur parvenait par intermittence. Une fenêtre sur un monde de silence.
Jeanne, poids plume longiligne, n’eut aucune difficulté à se hisser à l’étage supérieur. « Il suffit d’utiliser les marches creusées dans la paroi », avait expliqué le guide. Plus facile à dire qu’à faire avec de grosses chaussures de randonnée, surtout pour une évangéliste miniature comme Mathilde qui déclara forfait.
photo de l'auteure
Un tas de pierres branlantes permettait d’accéder au troisième niveau ; Lucie aux formes arrondies préféra ne pas pousser plus loin l’escalade.
Seuls Yasin et Jeanne atteignirent le cinquième étage. Ils ne parlaient pas, savourant une intimité liée à ceux qui avaient vécu dans cette pièce. Comme si ces hommes et ces femmes étaient encore présents et les accueillaient d’un geste. Le chant d’un rossignol les accompagnait, assourdi par des siècles d’histoire. Adossés à la paroi, ils imaginaient la vie des anciens habitants de ces cités troglodytes où l’humidité était prégnante. Un souffle les effleura et ils s’interrogèrent du regard. Un léger courant d’air venu de nulle part... Puis un murmure lui succéda. Le guide arqua un sourcil, sans le moindre rire. Un élément inhabituel venait perturber l’univers qu’il maîtrisait si bien. Jeanne se contenta de sourire ; son prénom l’avait prédestinée à entendre des voix et elle n’y avait jamais prêté attention. Athée, l’esprit cartésien. Les devins, médiums et consorts n’étaient pour elle que des charlatans de plus ou moins grande envergure.
Pour Yasin au contraire, la présence de Dieu était parfois palpable. Un souffle à la rigueur... Un murmure ? Certes non. Il tenta de se raisonner : quelqu’un était monté au sixième niveau avant leur arrivée. Peut-être. Le murmure s’intensifia. Yasin eut l’impression de comprendre certains mots. Il frissonna, mal à l’aise. Jeanne, qui l’observait discrètement, s’étonna : « Ça ne va pas ? » Yasin n’était pas du genre superstitieux et il répondit, la gorge nouée : « Pas de problème... » Le murmure se fit plus distinct : « Henüz... Montaj... » Surprise, Jeanne se redressa : « Il y a quelqu’un là-haut. — Impossible. — On va voir ? » Yasin n’y tenait pas vraiment, mais il ne voulait pas baisser les bras devant une touriste, qui plus est une femme ! « On est bien montés jusqu’ici, insista Jeanne. — C’est un peu haut... » En effet, aucun tas de pierres ne permettait d’atteindre l’ouverture dans le plafond. « Fais-moi la courte échelle », demanda la jeune femme.
Elle eut tôt fait de jeter un coup d’œil au dernier niveau d’où la voix semblait provenir. « Personne », constata-t-elle, perplexe. Pourtant les mots bondissaient d’un mur à l’autre, tel l’écho : « Önemli... Önemli... Önemli... » Jeanne eut un rire forcé : « C’était ça la surprise ? Une mauvaise blague pour tester notre témérité ? — Je n’y suis pour rien », affirma Yasin avant de poursuivre, inquiet : « Je préférerais qu’on redescende. Les autres nous attendent. — Alors c’est un de tes collègues qui a laissé un magnéto quelque part, conclut Jeanne, mi-figue mi-raisin. O.K. on y va. » La voix cingla, soudain plus grave : « Yok ! İlk kazmak gerekir. — Kazmak ? s’étrangla Yasin. Nerede ? — En uzak köşesinde. » Jeanne sentit son esprit cartésien se fissurer légèrement. La mauvaise blague avait assez duré. « Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que ça raconte ? Si c’est un jeu, je veux bien le faire jusqu’au bout, mais vite. Bon, alors ? » Le guide déglutit avec difficulté : « Je te jure que je n’y comprends rien. Cette voix t’ordonne de creuser dans l’angle le plus reculé de la pièce. Moi, à ta place, je filerais... — Tu n’es pas à ma place, interrompit la jeune femme, agacée. J’ai un couteau dans la poche, on va bien voir où ça mène. — Mauvaise idée », grommela Yasin.
Elle poursuivit l’escalade, se retrouvant à plat ventre sur une fine couche de poussière claire. Perturbée. Ce jeu était sans doute une farce grinçante, organisée par les visiteurs précédents. Du moins, son rationalisme lui dictait cette conclusion rassurante. Elle crut apercevoir une silhouette se découper à contre-jour devant la fenêtre. Une fraction de seconde, à peine... La voix s’était tue. Jeanne saisit son couteau et s’agenouilla dans l’angle le plus sombre ; il lui sembla qu’une petite pierre avait été insérée dans un deuxième temps.
Au niveau inférieur, Yasin regrettait d’avoir traduit le message bizarre. Les événements lui échappaient. Cela ne lui était jamais arrivé. Le ventre serré, il fixait l’ouverture dans le plafond. « Jeanne, dépêche-toi ! Il faut qu’on y aille ! » Elle ne répondit pas, venant de retirer la pierre de l’interstice. Sur l’envers, des mots étaient gravés. « Jeanne ! Tu es toujours là ? — Evidemment ! fit la jeune femme en mettant la pierre et le couteau dans sa poche. J’arrive. » Elle se laissa glisser dans l’orifice. Soulagé, Yasin la réceptionna et soupira : « Tu m’as fait peur. Viens, on descend. — Attends. » Elle lui tendit la pierre : « Regarde ce que j’ai trouvé là-haut. » De nouveau, la voix résonna. Plus douce, telle une supplique. Et Yasin traduisit le message, ne sachant où se situait la frontière entre fantasme et réalité : « Dans un autre karma... — Tu es bouddhiste maintenant ? — Absolument pas. Je sers d’interprète, c’est tout. » Il se concentra avant d’enchaîner : « Tu as vécu ici, dans cette cité, au début du neuvième siècle. — Tu plaisantes ? s’esclaffa Jeanne. — Laisse-moi continuer. Tu aurais trahi les tiens. Tu dois libérer celle que tu as été. »
Jeanne ferma les yeux et chancela. Une scène terrible l’entraînait plusieurs siècles en arrière. Elle seule avait échappé à un massacre. C’était un cauchemar récurrent qu’elle faisait depuis son enfance. Pourquoi avait-elle eu la vie sauve ? Le cauchemar ne donnait jamais la réponse. Aujourd’hui, elle comprenait enfin ce qui s’était passé. Elle avait trahi les siens. Dans une autre vie... Toutes ses croyances, ses convictions s’écroulaient d’un coup. Dans une autre vie... Ces quatre mots, qui lui auraient paru risibles hier encore, s’imposaient à elle. Une évidence. Dans une autre vie, elle avait gravé quelques mots sur cette pierre, attendant la venue de celle qui la libérerait. C’est-à-dire elle-même. Yasin déchiffra les mots, tapis sous la pierre depuis douze siècles : « Tu dois rompre le lien qui te relie à celle que tu fus. Trace un fil de lumière entre toi et elle... Et répète : je me libère, je te libère de tout ce que cette trahison a engendré. » Jeanne obéit sans réfléchir. Le recul, l’analyse objective seraient pour plus tard. Et elle ressentit un bien-être fait d’espoir et de sérénité. Yasin la regarda, ébahi : la faille qu’il avait perçue dans ses prunelles s’était comblée, pâle souvenir dans le tourbillon de poussière qu’un dernier souffle venait de soulever. « On a rêvé ? chuchota-t-il. Un rêve commun, c’est rare et ça ne se partage pas. » Jeanne se contenta de sourire, fixant la pierre sur sa paume. Une pierre lisse, sans inscription. « Tu as raison. Ça ne se partage pas. »
Une dernière fois, la silhouette glissa devant la fenêtre. Et un rossignol se percha sur la paroi près de la fenêtre.
photo de l'auteure
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* Les villes souterraines n’étaient pas habitées en permanence. Elles servaient de refuges où les habitants pouvaient vivre pendant six mois.
Merci à Güner ! photo de l'auteure
Date de création : 15/06/2012 : 16:06
Dernière modification : 28/10/2012 : 10:31
Catégorie : Nouvelles (adultes-gds ados)
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