QUINZE ANS DE GAGNÉS
Ann Rocard
Chaque année, elle profitait de la grisaille de l’hiver pour tenter d’ensoleiller ses cheveux. Plus par nécessité que par plaisir. Sa façon de lutter contre la fuite du temps. Chaque année, elle se rendait donc à reculons chez le coiffeur le plus proche, appréhendant les deux heures à venir. « Deux heures de perdues, quinze ans de gagnés », disait-elle pour se réconforter.
Le propriétaire avait changé. Peintures et décorations avaient été remises à neuf : un camaïeu de bleus et de jaunes. D’un goût parfait. Vêtu d’un costume outremer et les cheveux décolorés, le coiffeur lui confia d’un air entendu : “Comme le prétend Franz Marc, l’un de mes amis très chers, le bleu symbolise la virilité masculine et le jaune la féminité. - Vous avez connu ce peintre ? Mais il est décédé en... 1916, si je ne me trompe pas. - Ah, il est mort ? Voilà pourquoi je n’avais plus de ses nouvelles. Prenez place, chère petite madame.“
Perplexe, elle s’installa dans un fauteuil similicuir, face à un miroir au cadre tournesol. Son visage, autrefois lumineux, s’était fané. Dans ses prunelles sombres brillait une interrogation qui s’accentuait d’année en année : “À quoi ça sert ?“ La vie lui semblait insipide. Peu à peu, elle avait délaissé ses rêves et ses passions. Un soir d’automne, son mari était sorti acheter le journal et en avait profité pour emménager chez sa meilleure amie ; trois semaines plus tard, tous deux partaient sans laisser d’adresse. Ses deux filles avaient grandi et s’étaient fixées à l’étranger. Des étrangères qui ne répondaient plus à ses lettres. Les collègues de bureau comptaient les mois qui les séparaient de la retraite. Et elle allait souffler ses cinquante bougies en solitaire. Une transatlantique dont personne ne parlerait. « À quoi ça sert... - À quoi ça sert ? répéta le coiffeur qui venait de la rejoindre. Tout a son utilité, chère madame... Lepas, c’est cela ? »
Elle approuva d’un signe de tête. Lepas. Franchir Lepas : expression jubilatoire de son mariage ! A posteriori, cette touche d’humour la faisait frissonner. À l’époque, elle avait l’avenir devant elle, mille projets en tête... Ses aquarelles commençaient à se vendre, dans le quartier - c’était déjà un bon début - et elle avait franchi le pas sans la moindre appréhension. « Moi, je m’appelle Toni Zeit, fit le coiffeur. Je suis d’origine bavaroise. Zeit : le temps ! Pas un pseudonyme, je vous assure. Toni Zeit vous aide à retenir le temps, telle est ma devise ! » et il éclata d’un rire pointu.
Au même instant, la clochette de la porte d’entrée tinta. Une jeune fille en imperméable vert pointa le nez dans la pièce : « Bonjour ! Par hasard, vous reste-t-il de la place en fin d’après-midi ? - Oh, bonjour, mademoiselle Tenet. Toujours aussi ravissante ! Mais vous ruisselez... Entrez donc vous mettre à l’abri ! - Merci. Malheureusement, je suis pressée. D’accord pour six heures environ ? - Pour vous, évidemment ! Vous êtes mon soleil de minuit. Pour vous, Zeit ferait la pluie et le beau temps. » La porte se referma avec un léger tintement. Madame Lepas eut un soupir discret : “évidemment“, il ferait la pluie et le beau temps, déplacerait les montagnes... Quelle expression toute faite pouvait-on encore employer ? Il décrocherait la lune. Oui, pour une jeune fille de seize ou dix-sept ans, pas plus. Une gravure de mode que les années n’avaient pas encore effleurée. Bien plus jeune que ses propres filles. Mais pour elle, pour cette image reflétée dans le miroir, il se contentait de faire son travail. Pourquoi lui en vouloir ? Il avait raison. Raison de pétiller quand une telle apparition franchissait le seuil de son salon de coiffure, raison de la retenir contre vents et marées... « Vous semblez soucieuse, chère madame Lepas. Déplissez votre front, décontractez vos sourcils. Luttez contre les rides qui ne demandent qu’à creuser de profonds sillons. »
Le ciel s’assombrissait. La pluie cinglait les vitres : un crépitement irrégulier dû aux bourrasques. “Il va encore y avoir un orage, grommela le coiffeur en allumant toutes les lampes. Je déteste les orages ; ça me rend électrique.“ En effet, ses cheveux gominés se dressaient au sommet de son crâne, cheveux paille animés d’une légère vibration... S’agissait-il d’une impression liée aux chutes de tension ou d’un effet électromagnétique ? Sa cliente n’aurait pu le dire. Toni Zeit s’agitait derrière son dos, tissait des mèches avec le manche de son peigne, fixait des touches de cheveux au moyen de pinces, en soulevait d’autres. Le visage animé de tics nerveux. Elle l’observait dans le miroir, un sourire amusé sur les lèvres. « Que diriez-vous de miel ? demanda-t-il. C’est ce qui vous siérait le mieux. À mon humble avis. - Miel ? - Des mèches couleur miel, précisa-t-il. À moins que vous ne vouliez voir le nuancier. - Je vous fais confiance. - J’adore entendre ce genre de réponse ! »
Un coup de tonnerre ébranla les murs, plongeant la pièce dans l’obscurité. « Et voilà ! sursauta le coiffeur, agacé. Une panne d’électricité ; je la sentais venir. Rassurez-vous, chère madame Lepas... Aude, n’est-ce pas ? Rassurez-vous, chez Toni Zeit, les solutions de rechange ne manquent pas. » Il sortit de sa réserve une douzaine de bougeoirs jaune vif et y planta des bougies assorties. Les flammes dansaient dans la pénombre quand il saisit de nouveau le peigne. Son ombre déformée était projetée aux quatre coins de la pièce. Silhouettes dégingandées et grotesques.
Aude Lepas ne quittait pas des yeux l’image du coiffeur dans le miroir. Les mouvements perçus lui semblaient légèrement en décalage avec ce qu’elle ressentait au niveau de son cuir chevelu. Etrange... Elle se concentra sur cette impression. Le peigne l’effleurait, elle en était certaine, alors qu’il se trouvait à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Inversement, aucune sensation de contact n’était perceptible quand il s’abaissait. « Avez-vous remarqué ce drôle de phénomène ? s’étonna-t-elle. - Pardon ? - Regardez dans le miroir, monsieur Zeit. C’est bizarre... - Eh bien ? »
La voix du coiffeur lui parvenait assourdie. Dans le brouillard. « Phénomène ? Quel phénomène ? Il n’y a rien de particulier », fit Toni Zeit en se penchant au-dessus de son épaule droite. Dans la glace, l’image était inversée. L’homme se trouvait de l’autre côté.
Aude Lepas ferma les yeux. Ce n’était qu’un malaise passager. « Détendez-vous, conseilla le coiffeur d’une voix douce. Dormez, dormez je le veux, comme dirait l’un de mes amis, psychanalyste et fier de l’être. Laissez-vous aller, chère petite madame. Vous semblez épuisée. » Elle respira profondément. Suivant le mouvement imaginaire du souffle de l’air jusqu’aux extrémités de son corps. Inspiration... Expiration... Le soir avant de s’endormir, elle se relaxait de cette manière. Inspiration... Expiration... Elle s’envolait dans un autre univers. Inspiration... Sans racines. Expiration... Libre de toute contrainte.
Apaisée, Aude Lepas ouvrit les yeux et fixa le miroir. Les flammes des bougies vacillaient. Des spirales de fumée s’élevaient de part et d’autre du fauteuil. Elle ne reconnaissait plus l’endroit où elle se trouvait. Teintes sépia. Une armoire ancienne dressée dans l’angle d’une chambre. Pourtant, elle distinguait bien son visage et celui de ce nouveau coiffeur, Toni Zeit.
Elle agrippa les bras du fauteuil. Les mouvements lui paraissaient ralentis. Un vieux film qui se déroulerait sans logique aucune. Le coiffeur semblait ne rien avoir remarqué. Il continuait à teindre les mèches une par une. Miel. Couleur miel... Aude Lepas jeta un coup d’œil dans le salon de coiffure : autour d’elle, pas de changement. Une pluie battante dans la rue zébrée d’éclairs. Les grondements du tonnerre amplifiés par l’écho. Un scénario catastrophe dont elle avait horreur. « Que se passe-t-il ? Ecoutez... Je ne comprends pas. Expliquez-moi... » Les mots qu’elle prononçait refusaient de franchir ses lèvres. Le coiffeur ne pouvait l’entendre. Elle devait quitter au plus vite ce lieu étrange, échapper à l’effet hypnotique du miroir. Elle voulut se lever, mais ses jambes ne lui obéirent pas.
Dans la glace, les entrelacs de fumée s’étaient dispersés. Apparaissaient un lieu différent et cette image qui se métamorphosait. Les rides s’estompaient. Les commissures des lèvres se relevaient à peine. Les traits s’affinaient. « Deux heures de perdues et quinze ans de gagnés », articula en silence le portrait qui lui faisait face. C’était elle, quinze ans auparavant. Avant les rêves brisés, les années noires, la solitude au jour le jour. C’était elle, quand elle savait encore rire.
Aude Lepas ne bougeait plus, fascinée par cette jeune femme qu’elle avait été. Les prunelles sombres l’attiraient. Elle se fondait dans ce regard. Son regard. Aspirée dans un lent tourbillon... Une feuille était fixée à la clef de l’armoire ancienne. Une feuille de cahier sur laquelle étaient griffonnés trois phrases : “Maintenant je regrette de t’avoir quittée. Viens à Garis, 123 rue du théâtre. Je t’attendrai le temps qu’il faudra.“
Garis. Rue du théâtre. Elle se souvenait à présent. Cette feuille, elle l’avait brûlée après l’avoir lue. Elle était folle de rage. Incapable de pardonner, de tourner la page. Elle avait refoulé ce message au fond de sa mémoire, refusant cette main tendue, préférant croire et laisser croire qu’il était parti sans laisser d’adresse. “Je t’attendrai le temps qu’il faudra.“ Quinze années s’étaient écoulées depuis son départ. L’attendait-il encore ? Elle en était sûre. Pas de doute possible. Elle allait le retrouver, effaçant d’un geste quinze années de non-existence. Elle franchirait ce pas, renoncerait à gémir et se satisfaire de sa vie insipide ; elle allait...
Aude Lepas fixa l’image du miroir. Pleine d’espoir. Bien sûr, elle avait vieilli. Il fallait chasser les cernes, reposer ce visage, retrouver le sourire... Le coiffeur, satisfait, avait ensoleillé ses cheveux ternes.
Du bout des doigts, elle caressa la surface du miroir qui lui parut glacée. L’orage s’éloignait ; la lumière revint. Elle voulut souffler sur la flamme d’une bougie. Impossible de l’éteindre. Le fauteuil de simili-cuir n’avait plus la même consistance. Dans un coin, une armoire ancienne. Des murs qui se dérobaient... À ses pieds, les restes consumés d’une feuille de cahier. Et devant elle, une surface lisse et verticale. Infranchissable. Un miroir dans lequel l’image de la femme qu’elle serait plus tard s’éloignait dans le brouillard. Mèches miel et regard triste.
Date de création : 18/05/2011 : 10:34
Dernière modification : 05/04/2012 : 11:11
Catégorie : Nouvelles (adultes-gds ados)
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