LA MOUETTE
Ann Rocard
extrait de "La Mer à boire, et autres nouvelles", éd. Corlet
Avec l'aimable autorisation des éditions Corlet (diffusion Vander en Belgique, Servidis en Suisse), la première des 15 nouvelles du recueil La Mer à boire, et autres nouvelles, paru en 2007.
Fantasme ou fantastique dans cette première nouvelle ? Au lecteur de trancher... Des figures insolites viennent hanter les bords de mer : Un homme, porté sur la bouteille, prétend avoir croisé Dieu au bout de la jetée ; une actrice en vogue dévoile sa face cachée ; un étrange collectionneur rassemble les sables du monde... Vies ordinaires ou extraordinaires qui se croisent dans un petit port de pêche, pour nous conter des histoires grinçantes, drôles, sensibles, à la limite du fantasme...
Editions Corlet Couverture de Patrick Rocard (vous pouvez découvrir sur ce site son travail d'artiste)
photo de l'auteure
Il ouvrit l’œil, tendit l’oreille et s’étira avec volupté ; les cloches de l’église égrenaient huit coups. Depuis qu’il était à la retraite, il s’octroyait des grasses matinées, lui qui était maigre comme un clou. Finie l’époque où le réveil le secouait à 3h 45 précises : « Debout, mon gaillard ! Le boulot t’attend. » Et la Suzon qui renchérissait avant de se rendormir : « Debout, François ! Le boulot t’attend. » Et il se levait, tout pantelant. Plus maintenant ! Huit coups : il progressait d’année en année. Rompre son rythme de sommeil n’avait pas été une mince affaire.
Il poussa les volets et respira un bol d’air salé. À jeun, il n’y avait rien de meilleur ! Les embruns le fouettèrent au visage. Une illumination soudaine lui fit dresser l’index droit : il allait écrire ses mémoires. Ah ! Une bouffée d’émotion le submergea. Ses Mémoires. Cette grande décision balaya d’un coup les nuages sombres assemblés au-dessus du port. Il avait justement acheté un cahier à la Maison de la Presse pour noter ses gains et ses dépenses - il était radin au plus haut point. Sa retraite ridicule ne lui aurait pas payé les cafés-calva quotidiens au bistrot La Pomme. Heureusement qu’il avait mis des sous de côté sans en parler à sa femme ; elle se serait empressée de les faire fondre au soleil. Il se frotta les mains ; il avait du pain sur la planche sans réveil ni Suzon ; la vie avait quand même du bon. Il prit le cahier tout neuf et un bic vert espoir, s’assit à la petite table près de la fenêtre et écrivit de sa plus belle écriture, langue tirée pour mieux s’appliquer : Mes Mémoires. Il ne doutait pas une seconde qu’on s’arracherait ses œuvres comme des petits pains. Ben, tiens ! Il avait été boulanger : le père Labaguette, voilà comment on le surnommait ! À double sens, car la Suzon était un vrai chef d’orchestre et le menait à la baguette, lui le spécialiste des miches et des croissants, le François bon comme du bon pain.
Une mouette se posa sur le rebord de la fenêtre et criailla. « Le casse-croûte : tout à l’heure, ma belle ! J’ai mon chef-d’œuvre à écrire et je n’ai pas encore l’entraînement. » Sous l’œil intrigué de l’oiseau, il tourna délicatement la première page et traça quelques mots d’un seul jet. L’inspiration était au rendez-vous.
Chapitre 1 Je suis né le 1er janvier 1937... et tout le monde s’en fout.
Un brin déçu, il abandonna le cahier. Qui s’intéresserait aux pérégrinations du père Labaguette ? Personne. Pourtant, il en aurait eu des choses à raconter... Enfant, il adorait pêcher au bout de la jetée. Il mettait dans un seau des déchets de poisson, le suspendait à l’aide d’une corde et le laissait glisser dans l’eau. Quand il le remontait, le seau regorgeait de petits crabes à soupe. Parfois il y en avait tant que le seau trop lourd lui échappait des mains. La tête de sa mère lorsqu’il rentrait tout penaud, les mains vides - sans contenant ni contenu ! Cela s’était souvent produit et ses fesses se souvenaient des coups de martinet. « Tout le monde s’en fout », grommela-t-il. Il aurait aimé en parler à la mouette, mais elle avait plié bagage. Dommage. Ventre affamé n’a pas d’oreille.
Il s’accouda à la fenêtre. Les vacanciers n’avaient pas encore envahi la petite ville normande. Les bateaux de plaisance tanguaient sagement tandis que les pêcheurs déchargeaient leurs barcasses : un spectacle dont François ne se lassait pas. Autrefois quand il plongeait le nez dans la farine, il n’entendait pas les premiers chants d’oiseau juste avant que le ciel pâlisse, il ne voyait jamais le jour se lever sur le port. Maintenant, si. Le bonheur. À l’est s’étendait la plage, bordée de cabines de bois. Ah, il s’en était passé des vertes et des pas mûres dans ces cabines-là. À l’époque, la Suzon était belle et mince, avec deux poires rebondies pointées vers l’avant - on les appelait ses arguments ! Elle avait l’art de se faufiler entre les planches et d’attirer les garçons dans ses filets. C’est lui qui avait tiré le gros lot parce qu’elle s’était retrouvée enceinte plus tôt que prévu. Passée la bague au doigt, la Suzon était rentrée dans le droit chemin ; adieu la fille délurée dont il était tombé amoureux ! Robe et chemise de nuit lui montaient jusqu’au cou, emprisonnant les poires auxquelles il n’avait plus accès. La nuit où Suzon avait passé l’arme à gauche, il avait cru qu’elle lui manquerait. Bizarrement, non. Il avait vite pris goût au lit double, dormant en diagonale et ronflant deux fois plus fort qu’avant. Tout guilleret, il avait mis la main à la pâte. Il y avait si longtemps que la Suzon lui interdisait l’entrée de la cuisine, même pour préparer les brioches et la pâte à pizza. Non, de d’là ! C’était quand même sa spécialité ! Mais il filait doux, n’élevant jamais la voix de peur des représailles. Le père Labaguette : un moins que rien ! Voilà ce qu’elle pensait. Tout ça parce qu’il avait fricoté une fois - rien qu’une fois - avec l’institutrice des grands, une vraie planche à pain. « Tout le monde s’en fout... »
La mouette de retour poussa un cri strident, et François la regarda, ému : « Sauf toi. Enfin, je peux toujours le croire. Ça mange pas de pain. Tu veux ta croûte, ma belle ? Attends, je vais la chercher. » Elle était marrante, cette mouette. Chaque matin, elle venait prendre son petit déjeuner devant sa fenêtre, le rire au bec. « Tu en aurais sûrement des aventures à raconter... Tu pourrais me les dicter... » Il s’interrompit car la mouette le fixait d’un œil noir. Pas un poil de tendresse dans ce regard-là ! François eut soudain une bouffée d’angoisse : et si c’était la Suzon qui s’était réincarnée ? Il croyait dur comme fer à la réincarnation depuis qu’il avait vu un documentaire au ciné du port. « Documenteur, oui ! » avait scandé la Suzon qui adorait grignoter des croûtes de pain dès le réveil. Comme cette mouette au regard étrange. François tendit le bout de pain d’un geste hésitant. L’oiseau s’en empara et cria de plus belle. « Hein, c’est bien toi, Suzon ? » La mouette sembla approuver, claquant du bec.
Il tenta de réfléchir : il avait bien dormi, pas la moindre goutte de calva dans le sang depuis la veille au soir. En forme, le cerveau prêt à l’emploi. Lui, quand il se réincarnerait, il choisirait... François se gratouilla le crâne. Quoi ? Bonne question. Un oiseau, ce n’était pas si mal : un coup d’aile et ça s’envolait, un coup dans l’aile et ça piquait un petit roupillon. Elle n’avait pas eu tort, pour une fois, la Suzon. Les mouettes, on leur foutait la paix, personne ne leur tirait dessus ; les poubelles des restos et les restes des pêcheurs pour les repas de fête, les trouvailles sur la plage pour le quotidien. Maligne, la Suzon, plus maligne qu’il n’aurait cru. N’empêche qu’elle venait réclamer ses croûtes de pain pour son petit déjeuner ! Oui, il choisirait un oiseau si on lui laissait le choix : le chef, le roi des oiseaux pour ne pas retomber sous la baguette d’un plus chef que lui. Un aigle ? Il n’aimait pas la montagne. Un hibou ? Il préférait vivre en pleine lumière. Une buse ? Peut-être... Ou une mouette. Flûte ! Il devrait de nouveau côtoyer la Suzon réincarnée. Décidément, le destin n’était pas fait pour les faibles comme lui.
La mouette éclata d’un rire moqueur. Elle sauta dans la chambre sur le cahier toujours ouvert et laissa une trace palmée sous les premières lignes des Mémoires du père Labaguette. La preuve que François guettait ! C’était bien Suzon ; elle interdisait qu’on dévoile ce qu’avait été sa minable vie humaine. Elle se dandinait sur la table, le cou tendu agressivement dans sa direction. « C’est bien toi ? hasarda François. Tu ne vas pas encore me reprocher l’histoire de l’institutrice ? Du passé, tout ça. Au moment décisif, elle récitait la table de multiplication par sept - celle que je n’ai jamais pu apprendre - et ça m’avait coupé tous mes effets. Je te jure... » La mouette lui jeta un regard menaçant. « Qu’est-ce que tu veux ? Ex... exprime-toi... bredouilla-t-il en reculant. Encore une croûte ? Tu veux retrouver ta ligne d’autrefois quand tu n’avais pas un appétit d’oiseau, et largement dépassé les cent kilos ? » La mouette entrouvrit le bec... comme dans Les oiseaux d’Hitchcock. Vision d’horreur ! Il allait se faire transpercer le front, vider la cervelle... « C’est de l’humour, grimaça-t-il. Oui je sais, tu détestes l’humour. Pourtant maintenant, tu es enfin capable de rire. Normal pour une mouette. Tu ris peut-être jaune... Aaaa... arrête d’avancer ! Tu me fais peur. Ça me rappelle les soirs où je rentrais un peu éméché du café La Pomme, et que tu m’attendais une baguette de coudrier à la main. Regarde, la Suzon ! J’ai expié. J’ai encore des cicatrices sur les bras car tu n’y allais pas de main morte. » Il recula d’un pas et tomba à la renverse dans l’escalier. Sans un coup dans l’aile. Le premier vol... Aigle ? Non. Hibou ? Non. Buse ? Non plus. Mouette ? Certainement pas. Un vol au ralenti qui lui permit de choisir l’oiseau-reptile qu’il serait : un archéoptéryx. Pas le fossile qu’il avait vu à la télé ! Non, un vrai, bien vivant. L’unique archéoptéryx actuel. Il survolerait la mer, effleurerait les vagues les jours de tempête, s’enivrerait d’écume. Il reviendrait souvent au port, histoire de se tenir au courant des derniers cancans. Il serait libre comme l’air. Un éclat de lumière. Vlan ! Le coup du père François. La mouette pencha la tête sur le côté, prit le cahier du bout du bec et s’envola par la fenêtre.
Mouette rieuse Photo de Loys Leclercq
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Date de création : 08/11/2012 : 17:39
Dernière modification : 28/03/2014 : 08:27
Catégorie : Nouvelles (adultes-gds ados)
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