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Challenge 2022 RIRE

Challenge 2022
52 NUANCES DE RIRES







Après une année de poésie en 2021 (Les Poèmes de l'aube), un challenge quotidien associant textes et photographies ou tableaux, un challenge plus léger car hebdomadaire :
des textes courts, radiophoniques et humoristiques, qui peuvent aussi être interprétés par des acteurs solitaires.
J'ai lu certains d'entre eux dans une émission de radio, "A fleur de peau", sur RCF, entre septembre 2021 et juin 2022.

Pour l'instant, je n'ai pas trouvé le temps de prendre les photos pour illustrer les textes (soyez patients ! Je finirai par y arriver).







1- COMMENT NE PAS NOYER LE POISSON

Ann Rocard




Texte écrit après avoir ouvert au hasard mon dictionnaire préféré (Le dictionnaire des Expressions de la langue française, par Alain Rey et Sophie Chantreau) et avoir pêché le mot poisson (le thème de l'émission portant sur la notion de déclencheurs).
Texte lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en septembre 2021.




Pour faire plaisir au petit Merlu, le fils du voisin, je lui ai acheté un ticket de tombola, et j’ai gagné un poisson rouge. Il n’avait que la peau sur les arêtes, ça m’a émue bien sûr.

Et me voilà dans la rue, un sac transparent à la main, dans lequel Fish-and-Chips nage entre deux eaux. Fish-and-Chips, je trouve que ça lui va bien.
Le boucher me lance en plissant ses yeux de merlan frit : « Alors, vous allez noyer le poisson ? » Sa façon à lui de se moquer des végétariens. Quel goujon, non quel goujat ! Je mets le turbot et m’éloigne.

Au bar du coin, le lieu pas le poisson évidemment... Vous me direz que le lieu prête à confusion. Bon, vous m’avez comprise. Au bistrot du coin, les clients sont serrés comme des sardines. Tous les regards se tournent vers mon poisson voyageur, et c’est moi qu’ils prennent pour un pigeon. Il y en a même un avec une raie sur le côté qui sifflote en se frappant la tempe : « Siphonnée du bocal... »
Il n’a pas tort, c’est un lot empoissonné.

En parlant de bocal, il a fallu que j’en trouve un pour que Fish-and-Chips puisse faire des ronds dans l’eau. Il paraît que les poissons rouges adorent les carottes, la salade, les épinards, les petits pois et les courgettes. J’ai lu ça sur internet. Ils aiment aussi les aliments carnés. Je lui aurais bien offert un ver au bar, mais le pigeon siphonné du bocal m’avait suffi.


L’aquarium 1 étoile trône maintenant sur l’étagère. Fish-and-Chips me fixe de son œil glauque, à tel point que je finis par croire qu’il essaie de me dire quelque chose. Il y a anguille sous roche. Trois bulles courtes, trois bulles longues, trois bulles courtes ! S.O.S. en morse. J’en reste muette comme une carpe. Alors j’emprunte l’appareil à faire des bulles du petit Merlu... et on commence à communiquer.

Je lui tends une perche : « C’est le thon qui fait la chanson », et il mord à l’hameçon. Il laisse éclater des bulles chantantes : « Sole sole sole ! » Une note répétitive, rien à voir avec le poisson-scie si si. Je suis tout ouïe. Et comme disait Raymond Devos, ça me fait « marée ».


Fish-and-Chips a l’air heureux comme un poisson dans l’eau. Mais ce n’est qu’un leurre.
Soudain, il débranche ses branchies, comme s’il n’avait pas l’anchois... enfin, le choix. En fait, il déprime, verse des larmes de crocodile. Et le bocal finit par déborder. Fish-and-Chips en profite pour filer à l’anglaise et je me console en coinçant la bulle. Drôle d’histoire qui finit en queue de poisson.


***





2- MAUVAISE RENCONTRE dans l’air du temps

Ann Rocard



Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en octobre 2021 (le thème de l'émission étant la gestion du temps par les créateurs).




Hier, j’ai vu courir un inconnu avec de longues dents. Une vraie course contre la montre, mais il ne portait aucune montre ni au poignet ni autour du cou.

Je lui ai demandé :
« Que faites-vous ? Un marathon ? »
Il a haussé les épaules et m’a répondu :
« Je cours après le temps ; l’avez-vous vu passer ? Je dois absolument rattraper le temps perdu. Barbu, ventru, il s’appelle Chronos, CH mais il n’est pas suisse. »


Montre en main, depuis trente minutes, je n’avais vu personne, je m’étais contentée de fixer mon cadran.
« Qu’est-ce que vous lui voulez à ce monsieur Chronos ? »
L’inconnu a fait claquer ses dents :
« Je ne vous ai pas demandé l’heure qu’il était. »
Et j’ai répliqué :
« Désolée, je n’aurais pu vous la donner. C’est embêtant, j’ai perdu la petite aiguille. C’est encore un coup du chat, celui qui ne miaule pas, le chas de l’aiguille, il faut toujours qu’il se fasse remarquer. J’ai cherché mon aiguille dans la moindre botte de foin. Rien. Mon boulot, c’est de remettre les pendules à l’heure... Alors vous comprenez, je n’ai plus de point de repère, moi qui suis réglée comme une horloge. »
« Je compatis », a dit le type qui ne compatissait pas du tout, mais se contentait de prendre du bon temps.


Il a grogné comme pour s’excuser :
« Tout à l’heure, je suis arrivé à toute allure, il faut bien que je fasse une pause. Ça vous dérange ? Vous cherchez midi à 14 heures ? »
A ce moment-là, l’église a sonné douze coups, ça m’a rassurée, il devait être midi.
J’ai regardé l’inconnu discrètement, quelque chose clochait... Mais quoi ? J’avais l’impression que j’allais passer un mauvais quart d’heure.

Soudain il a grimacé :
« Je ne me nourris pas de l’air du temps. Je suis chronophage. A midi, c’est l’heure, à midi une, ce n’est plus l’heure. »
J’étais horrifiée :
« Vous voulez tuer le temps ? »
« Je suis chronophage. Je me tue à vous le dire », s’est énervé le type qui me regardait de travers.
« En plus, vous avez des idées suicidaires. »


Il était temps de trouver une porte de sortie pour ne pas croire ma dernière heure venue. Il n’y a pas d’heure pour les braves, comme je ne suis pas brave... En deux temps trois mouvements, j’ai ouvert la première porte qui me tombait sous la main. C’était celle de Pôle emploi. Il y avait une place à la météo pour faire la pluie et le beau temps. Alors j’ai changé de métier.


***





3- EXPÉRIENCE EXTRA ET INTRACORPORELLE

Ann Rocard




Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en octobre 2021 (le thème de l'émission étant le rapport au corps).





Cette nuit, j’ai fait une expérience incroyable. Vous allez me dire : Tu as rêvé ! Je n’en suis pas sûre.
Un bruit quelconque m’avait sans doute réveillée...

Je me lève telle une somnambule et je vais boire un verre. En voulant me recoucher, je réalise que la place est déjà prise par quelqu’un qui me ressemble comme deux gouttes d’eau.
Je me pince, non je ne dors pas. Je la pince, car c’est une femme comme moi. Elle dort profondément et se contente de bougonner.


Imaginez mon désarroi !
J’ai déjà lu plusieurs livres sur les expériences extracorporelles, étudiées scientifiquement à Genève. C’est pourquoi je conclus de manière efficace : OBE, out of body experience. Il suffit d’attendre, je finirai bien par réintégrer mon corps. Quoi que... parfois les protagonistes aient un peu de mal à y retourner.

Ceux qui font ce genre d’expérience parviennent souvent à changer de lieu, singer les passe-muraille... Ça ne me déplairait pas. J’essaie donc de franchir la porte sans y parvenir. Dommage. Il y en a qui frôlent le plafond, en apesanteur, et découvrent par exemple ce qui est caché depuis une dizaine d’années sur le haut de l’armoire qu’on n’aspire jamais. Moi, je me contente de piétiner sur le parquet.


Etrange. J’ai comme des fourmillements dans les pieds et les mains. Je commence à frissonner. Il ne fait pas chaud cette nuit... mais le fait que mon tee-shirt s’allonge et s’élargisse n’a rien à voir avec la température ambiante.

Plus d’hésitation ! Je me décide et plonge littéralement dans la femme endormie. Enfin dans moi-même. Ce qui est assez exceptionnel, je l’avoue.
Plonger en soi-même sans Freud ni Jung. Pas dans son inconscient, non ! Mais dans sa propre chair. A corps perdu, sans se ménager, ni elle ni moi. Je dirais même « ni nous ».

Bruitage battements de cœur.


J’en ai la chair de poule, ce n’est pas donné à tout le monde de s’immerger dans une aorte, sentir battre son cœur de l’intérieur, avoir foi en son foie, assister à des feux d’artifice de neurones en ébullition sans avoir les nerfs en pelote, déclamer en plein dans le mille « Le poumon, le poumon vous dis-je ! »...
De quoi philosopher des heures : qui suis-je ? Où vais-je ? A quoi sers-je ?

Bruitage battements de cœur.


Soudain, je tombe sur un os. Et je comprends tout : cette expérience n’a rien de naturel. Il y a de quoi se faire du mauvais sang, je suis réellement dans le rouge, un liquide poisseux. Je n’ai vraiment pas de veine ; j’ai dû être miniaturisée sans même m’en rendre compte. Ensuite, j’ai plongé en moi-même sans que personne ne m’y oblige.

Maintenant comment inverser le processus ?
Je pourrais jouer les Belle au Bois dormant, dormir sur mes deux oreilles en me contentant de la sienne, la gauche qui n’est pas posée sur l’oreiller.

Mais l’angoisse est trop forte et je pense au film « Dans la tête de John Malkovitch », de quoi ne pas fermer l’œil de la nuit.

Bruitage battements de cœur.


Finalement mes paupières papillonnent... et c’est le saut dans l’inconnu.
Quand je reprends conscience, tout me paraît normal. Mon tee-shirt a retrouvé sa taille initiale. Je me relève au ralenti en soupirant : quel cauchemar !


Mais depuis ce matin, j’ai l’impression d’être habitée par un être minuscule qui me ressemble comme deux gouttes d’eau. A part la taille.
Ecoutez ! Ecoutez cette petite voix qui déclame avec candeur : « Le poumon ! Le poumon, vous dis-je ! »

Il va falloir que je m’y habitue. Il ne me reste plus qu’à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Bruitage battements de cœur.


***

4- ETRE ÉCRIVAIN, C’EST PARFOIS RISQUÉ !

Ann Rocard




Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en novembre 2021 (le thème de l'émission étant le processus créatif — bâtir une histoire —).





Ludo Victor — mon voisin — est écrivain, il bâtit des histoires sans queue ni tête. Les Anglais appellent ça de la Fantasy avec un Y.

Une fois, j’ai emprunté l’un de ses livres de poche à la bibliothèque, et je n’ai pas dépassé la troisième page.
Une histoire à dormir debout ! Je n’ai pas besoin de ça pour m’écrouler sous la couette, d’ailleurs je ne prends jamais de somnifères.

A mon avis, monsieur Victor n’a pas toute sa tête. Son héros est un type venu de nulle part, le crâne presque chauve et la bouche vide, ornée d’une canine bien aiguisée ! Vous voyez le tableau ?
Il faut être dingo pour inventer des histoires pareilles ! Non, mais je rêve ! Il n’a vraiment rien d’autre à faire de ses nuits et de ses journées, ce gars-là.


Moi, j’ai un vrai travail, je construis des maisons.
En ce moment, je profite du week-end pour bâtir un mur entre nos deux jardins parce que je commence à en avoir assez. Je ne sais pas ce qu’il fabrique, ce Ludo Victor, mais plusieurs fois par semaine, il reçoit du monde bien avant l’aube.
J’aperçois des ombres qui glissent derrière ses pommiers, à côté de ma haie. Et ça gigote, et ça papote. Il y a de quoi m’inquiéter.


J’ai voulu en avoir le cœur net. Hier soir, j’ai mis mon réveil à 4 heures de matin.

Bruitage : sonnerie de réveil.

Me voilà dans le jardin, sur la pointe des pieds, armée d’une paire de jumelles infrarouge que j’ai dégotée dans le grenier de mon père. Dissimulée dans la haie, j’attends, l’oreille aux aguets.


Le voisin a laissé sa fenêtre entrouverte. D’abord, j’ai cru qu’il regardait un DVD...
Mais maintenant il se lève, une feuille de papier à la main ; je me rends vite compte qu’il relit un texte à voix haute. Il imite différents accents, agite les bras avec conviction. Il se prend pour un acteur en pleine répétition.

Et je ressens une étrange impression. J’entends des bruissements, des frôlements dans son jardin, à quelques mètres de moi. Pourtant mes jumelles ne détectent rien. Pas la moindre source de chaleur.


Et tout à coup, un personnage, vêtu d’une cape noire, se dresse près de la haie et me regarde droit dans les yeux.
Il n’a qu’un cheveu sur le crâne et une seule dent dans la bouche quand il grimace un sourire. Je suis tétanisée.

Pour détendre l’atmosphère, je fredonne en tremblotant :
« Ya qu’un cheveu sur la tête à Mathieu, y a qu’une dent, y a qu’une dent... »
Mais il m’interrompt en me tendant la main aux doigts squelettiques :
« Salut ! » Et il ajoute de sa voix d’outre-tombe :
« Ça fait du bien d’avoir de la visite. Le Ludo, il faut toujours qu’il recommence à zéro. Toutes les nuits, les mêmes gestes, les mêmes répliques. C’est lassant. »

J’ai du mal à déglutir :
« Vous travaillez avec mon voisin, monsieur Victor ?
— Je suis l’une de créatures. Son héros principal, si vous voyez ce que je veux dire. »
Je ne vois rien du tout. La lune vient juste de disparaître... et je n’en mène pas large.

Il insiste lourdement :
« Vous ne pourriez pas me débarrasser de papa Ludo ?
— Débarrasser ? Eliminer ? Supprimer ? »
Je n’avais pas remarqué qu’il dissimulait une faux derrière son dos. Il la brandit en proposant d’un air lugubre :
« Je peux vous la prêter, si nécessaire... »

Ni une ni deux, je prends mes jambes à mon cou et fais demi-tour. J’entends alors le type s’écrier :
« Puisque personne ne veut m’aider, je vais m’en occuper moi-même. »


Bruitage : sirène de pompiers ou police.


Il n’empêche que ce matin, les pompiers et la police envahissent son jardin.
Un écrivain qui perd la tête, ça arrive tous les jours, paraît-il. La Fantasy ne lui a vraiment pas réussi.

Bruitage : gong.

***





5- FROID ? MOI ? JAMAIS !

Ann Rocard



Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en janvier 2022 (le thème de l'émission étant l'hiver, écriture et saisons).




Au détour d’un sentier, j’ai croisé un vieux bonhomme parcheminé, l’air complètement givré.
Il sifflotait du bout de ses lèvres gercées : (petit air siffloté « Vive le vent »)
Il tenait à peine sur ses jambes ; pauvre homme, il ne passerait pas l’hiver.


Je me suis approchée discrètement et l’ai observé. Des stalactites dans la barbe, les sourcils blancs en broussaille et un sourire au fond des yeux.

J’avais l’impression qu’il grelottait. Pas du tout, il riait sous cape, ce qui entraînait un léger tressaillement de tout son corps.
Pas de houppelande rouge, mais un manteau blanc comme neige, un bonnet de laine tricoté main et une hotte sur le dos.


Intriguée, je l’ai suivi. Par moments, il s’arrêtait, plongeait la main dans sa hotte de façon acrobatique car il avait le bras long, et hop ! il éparpillait une poignée de confettis blancs, légers comme des plumes. Des confettis ? Non... De vrais flocons qui fondaient à peine dans ma paume.

Il poursuivait son chemin comme si de rien n’était, sifflotant toujours le même refrain... quand il glissa soudain sur une plaque de verglas. J’en eus froid dans le dos, il allait se rompre les os.

Je me précipitai pour l’aider, mais ce ne fut pas nécessaire.
Je m’inquiétai :
« Etes-vous blessé ? »
Il resta de glace, imperturbable. Le sourire de ses yeux s’était éteint. Il me lança même un drôle de regard, ce qui jeta un froid. Le thermomètre baissa aussitôt de dix degrés.
« Celsius », précisa-t-il comme s’il avait lu dans mes pensées.

J’essayai de rompre la glace :
« Vous ne devriez pas vous balader par un temps pareil, monsieur. Vous n’avez pas froid aux yeux... »
Il m’interrompit avant de se remettre à siffloter :
« Froid ? Moi ? Jamais. »
(sifflotement)


Mettez-vous à ma place : je frissonnais, tout ankylosée, congelée jusqu’à la moelle. Lui, visiblement, il avait la tête chaude sous son bonnet et ne perdait pas son sang-froid.
Je commençais à avoir une petite idée concernant son identité. Ce vieillard défiait le temps qui n’avait aucune prise sur lui.


Tout à coup, je pointai le ciel du doigt :
« J’ai vu passer une hirondelle !
— Elle ne fait pas le printemps, grommela-t-il. Y a plus de saison, ma petite dame.
— Pourtant vous êtes là. »
Il me fixa, soudain glaçant :
« Et le réchauffement climatique ? Je n’en ai peut-être plus pour très longtemps. »
Il saisit quelques confettis et me les offrit en signe d’adieu.


Le vent se mit à souffler, un vent plus doux... Les stalactites s’amenuisaient, les étoiles de givre s’envolaient.
J’ai cru que le vieil homme avait fondu comme neige au soleil, mais ce n’était qu’une illusion. Il s’éloignait simplement en éparpillant des flocons.
L’hiver existait encore ; je l’avais rencontré.
(sifflotement "Vive le vent !")


***





6- LA VÉRITÉ EST AU FOND DU PUITS... ET PUIS ?

Ann Rocard



Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en janvier 2022 (le thème de l'émission étant Sincérité, vérité et mensonge).




Toute vérité n’est pas bonne à dire, mais je vais quand même vous confier une aventure qui a changé le cours de ma vie.

En face de chez moi, il y avait un terrain plus ou moins abandonné. Là, au pied d’un pin se dressait un vieux puits.
Chaque jour quand j’ouvrais mes volets, je ne voyais que lui. Il m’attirait, m’aimantait depuis des années, semblant susurrer :
« Vas-tu enfin te décider ? La vérité est au fond du puits, dit le proverbe. Tu n’as qu’à venir vérifier. »

C’était devenu une obsession, mon unique quête pour donner un sens à mon existence.
Mais pourquoi faire une fixette sur un puits centenaire, qui n’avait sans doute rien à voir avec un puits de science ?


« La vérité sort de la bouche des enfants, me direz-vous. Il y en a sûrement dans votre entourage. »
Alors là, pardon, mais le fils du voisin, le p’tit Merlu, ment comme il respire. Ce n’est pas étonnant, tel père tel fils. Le papa Merlu est dentiste et lui, il ment comme un arracheur de dents.
Mais revenons à nos moutons.


Ce matin-là, je ne pouvais plus résister, je devais me jeter me jeter à l’eau. Façon de parler car ce puits était, paraît-il à sec.
Les voisins étaient absents, pas de témoins potentiels.

Je sortis discrètement de chez moi, armée d’une longue corde.
Mine de rien, j’étais agile. Je grimpai à l’arbre et fixai la corde à une branche solide. Et je me laissai glisser lentement vers le centre de la Terre.

N’allez pas croire qu’il n’y a que la vérité qui blesse... car je m’égratignai les genoux en atterrissant au fond du puits. Ma quête existentielle valait bien quelques gouttes de sang.


Immobile, j’analysais la situation : silence total, ténèbres vaguement angoissantes, et là-haut un cercle lumineux, une pleine lune à peine bleutée.
Soudain une voix résonna, sortie des entrailles de la terre craquelée... ou de mon inconscient perturbé par la chute :
« Que cherches-tu ? »

J’hésitais, on ne parle pas aux inconnus dans la rue, me répétait ma mère autrefois. Mais comme je n’étais pas dans la rue, pourquoi ne pas tenter ma chance ?
« Allô, j’écoute, insista la voix. Que cherches-tu ?
— Heu... La vérité.
— Toute crue ? Qui l’eut cru ? L’eusses-tu cru ? »

La communication déraillait côté spaghettis, j’aurais mieux fait de raccrocher, métaphoriquement parlant.
Mais la voix reprit :
« En vérité, je te le dis, cherche en toi-même la réponse et profite des bons moments. »


J’aperçus alors un verre et une bouteille de vin, arrivés comme par miracle. In vino veritas. Je pris un couteau suisse dans ma poche, l’indispensable couteau avec tire-bouchon, et plop ! un parfum subtil se répandit alentour.

Mmmm... Je savourai une gorgée de nectar pour découvrir l’objet de ma quête...
Il était sec, nerveux ; son tanin me tanna et me plaça face à mes contradictions : pourquoi chercher la vérité au fond d’un puits sans eau au risque de me noyer dans un verre de rouge ? Et puis d’ailleurs, quelle vérité ? Qu’est-ce que la vérité ? A chacun la sienne ! Qu’est-ce que je faisais dans ce trou perdu ? Il était temps de remonter vers la lumière. C’était la vérité de la police... non, de la Palice.


La voix interrompit mes réflexions en éclatant d’un rire grinçant :
« La vérité est au fond du puits mais le puits est sans fond. La corde n’étant pas extensible, Il fallait y penser avant de descendre là-dedans. »

Ah ! En effet, le sol s’était affaissé ou la corde avait rétréci, car je ne pouvais plus l’attraper.
Ce fut la minute de vérité, l’ultime questionnement : attendre éternellement, pas entre quatre murs mais dans un cylindre comme le génie prisonnier de sa bouteille... ou bien arrêter de chercher un truc inaccessible et me contenter d’un semblant de vérité, d’une couche superficielle, d’une illusion ?

Comme j’avais plusieurs cordes à mon arc, je pris mon élan et bondis vers la sortie, abandonnant le puits où j’avais failli perdre la vie.


Peu de temps après, le terrain fut acquis par la commune qui fit bâtir le nouveau Palais de Justice où l’on jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sans bouteille ni verre de rouge.

Ce jour-là, j’ai abandonné les quêtes et enquêtes et je me suis lancée dans l’œnologie !

***





7- À TIRE-LARIGOT !

Ann Rocard



Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en décembre 2021 (le thème de l'émission étant La fascination pour les mots et les dictionnaires).




Hier j’ai croisé un homme qui marchait à grands pas et parlait tout seul, ce qui nous arrive à tous.
Je tendis l’oreille : pas un mot plus haut que l’autre ; d’ailleurs si l’un d’entre eux lui échappait, il le rattrapait immédiatement et proférait tout un chapelet d’onomatopées incompréhensibles... du moins pour moi.


Intriguée, je l’ai suivi et il s’en est vite rendu compte :
« Bonjour, bonjourno, guten Morgen, hello, zdradzvouye... »
Pour interrompre ce flot de salutations, je me suis simplement présentée.

Il a enchaîné aussitôt :
« Je m’appelle Hic, Alex Hic. Je ne remercierai jamais assez mes parents, ascendants, géniteurs de m’avoir nommé Alex, car ce prénom m’a prédestiné à une vie, une existence consacrée à la langue... »

En effet Alex Hic n’avait pas la langue dans sa poche ; en un mot comme en mille il était logorrhéique. Il ne mâchait pas ses mots mais les avalait tout rond et ceux-ci lui restaient parfois en travers de la gorge.
Mais comme dit un proverbe allemand : « Les mots ne remplissent pas le ventre ! ». En effet, monsieur Hic était maigre comme un clou.


Il se lança dans une tirade à n’en plus finir et j’en restai coite. Je me contentai de tourner ma langue 7 fois dans ma bouche.
« Vous m’avez l’air sympathique, agréable, amène, vraiment chouette... »

Chouette ? Il employait sans doute ce terme suranné à cause de mes lunettes.
« Très chouette. Chouette de la famille des Strigidae qui regroupe environ 200 espèces... »

C’était un dictionnaire vivant, un homme très érudit mais trop livresque, qui connaissait toutes les définitions par cœur, en usait et en abusait à tire-larigot.
« Exactement. A tire-larigot ! »
Je m’étonnai :
« L’haricot cuit, l’haricot cru ? »
Il se mit à rire :
« Oh oh oh ! Le larigot est une flûte à la forme allongée comme une bouteille, pardi ! Et tirer autrefois signifiait aussi faire sortir un liquide de son contenant. »
De quoi me clouer le bec ! Mon bec de chouette évidemment.


Il paraissait heureux d’avoir enfin quelqu’un à qui et non pas avec qui parler.
« A l’origine étaient les verbes être et avoir, être ou ne pas être ; là est la question, l’interrogation, le hic tel Alex Hic... »
Et il déversa sur moi un déluge de sons, de lettres, de mots que je n’avais jamais entendus : apocope, aphérèse, épenthèse, métathèse... de quoi ne pas me mettre à l’aise.
J’en avais perdu ma langue, noyée dans un discours hallucinogène.


Tout à coup la sienne lui a fourché, la fourche lui a langué... et il s’est arrêté net.
Mais comme il avait toujours le dernier mot, il articula lentement :
« Donnez-vous votre langue au chat, au félin, au minou, au minet, au matou ? »
Je me contentai de hocher ma tête de chouette, saoule, éméchée, pompette, ivre de lettres dans tous les sens jusqu’à plus soif.
Comme quoi on peut même s’enivrer de mots à tire-larigot.

Bruitage : ululement de chouette.


***





8- TrouveDesAmisHyperSympas.com

Ann Rocard



Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en décembre 2021 (le thème de l'émission étant l’art créatif très particulier de mon amie Dinorah Bötsch… d’où l’importance de l’amitié !).




Je me sentais un peu isolée après un confinement forcé de quelques mois. J’avais besoin de parler, d’échapper aux seules communications du télétravail intensif.
Alors j’ai enfilé ma combinaison de plongée pour surfer sur internet.
Grande question existentielle du moment : y avait-il des sites de rencontres amicales ? Incroyable ! J’avais l’embarras du choix.
« A la recherche de votre meilleure amie ? 

Vous avez besoin d'un nouveau départ ?

Vous cherchez une confidente, une copine inséparable, une sœur de cœur ?
L’amitié n’a pas d’âge !
Amitié d’un jour, amitié toujours ! »


Je finis par opter pour : TrouveDesAmisHyperSympas.com
Pas de création de profil, d’inscription alambiquée, de fiches à remplir.
Mais un numéro de téléphone gratuit et une phrase alléchante :
« Appelez-nous.
Votre voix et vos souhaits seront analysés par notre logiciel TDAHS... et vos rêves amicaux se réaliseront.
Telle est notre mission ; si elle échoue, notre site s’autodétruira dans les 5 jours suivant notre échange. »
C’était on ne peut plus tentant.


J’ai aussitôt composé le numéro.
Bruitage : sonnerie de téléphone.

« Allô ! Bonjour.
— Bonjour.
Vous êtes bien chez TDAHS, le top des sites de rencontres amicales.
Souhaitez-vous rencontrer un ou une amie ?

— Une ou plusieurs amies.
Je n’ai pas compris. Veuillez répéter.
Souhaitez-vous rencontrer un ou une amie ?

— Ah, le pluriel n’est pas au programme.
Je n’ai pas compris.
— Une amie.
Merci. Votre voix vient d’être analysée par notre logiciel.
Vous vivez à Tatouville.
Vous êtes une femme de plus de 50 ans aux cheveux longs et aux yeux clairs.

— Tout à fait. Comment pouvez-vous détecter la longueur de mes cheveux par téléphone ?
Je n’ai pas compris.
Merci de répondre par oui ou non.

— Oui.
Parfait. Vous allez être mise en relation avec un conseiller électronique.
Votre attente est estimée à 3 minutes.

— 3 minutes ? Pas plus, j’espère...
Je n’ai pas compris.
Veuillez patienter. Veuillez patienter.
 »


Bruitages bizarres.

« ALLÔ, BONJOUR !
— Bonjour.
— JE SUIS VOTRE CONSEILLER ÉLECTRONIQUE.
GRÂCE À MOI, VOUS ALLEZ RENCONTRER L’AMI.E IDÉAL.E.
EXPRIMEZ VOS VŒUX. JE VOUS ÉCOUTE.
— Une amie. Une ami.e, si vous préférez.
— JE VOUS ÉCOUTE.
— J’aimerais rencontrer une personne âgée de 40 à 60 ans...
— PERSONNE ÂGÉE.
— Surtout pas pantouflarde. Très active, si vous voyez ce que je veux dire.
— JE NE VOIS PAS DU TOUT.
JE VOUS ÉCOUTE.
— Ayant plein de passions, voulant agir pour sauvegarder la planète.
— NE PARLEZ PAS TROP VITE.
EMPLOYEZ DES MOTS SIMPLES.
— Artiste de préférence.
— JE N’AI PAS COMPRIS.
L’ART TRISTE NE FAIT PAS PARTIE DE MON VOCABULAIRE.
JE VOUS ÉCOUTE. EST-CE TOUT ?
— Oui.
— VOTRE ADRESSE AYANT ÉTÉ DÉTECTÉE AUTOMATIQUEMENT,
VOTRE AMI.E IDÉAL.E S’Y RENDRA DANS UNE HEURE MINIMUM.
— Merci de me permettre cette belle rencontre.
— JE N’AI PAS COMPRIS.
VEUILLEZ RÉPÉTER.
— Merci.
— TOUT LE PLAISIR ÉTAIT POUR VOUS.
À LA PROCHAINE FOIS. »

Bruitage : fin de communication.


60 minutes plus tard, on frappa à la porte.

Bruitage : trois coups frappés.

Je m’empressai d’aller ouvrir et découvris sur le palier un très vieux monsieur, l’air horriblement triste, âgé sans doute de 40 + 60 ans, chaussé de charentaises.
« Bonjour, je viens pour l’annonce. Je m’appelle Hippolyte. »


Je l’ai fait entrer bien sûr. Je lui ai servi quelque chose à boire.
Intérieurement, j’étais affreusement déçue, vous vous en doutez. Et je me jurais de ne plus jamais faire appel à des sites de rencontres amicales.


Eh bien, croyez-le ou non : nous sommes devenus les meilleurs amis du monde.
Et j’ai rayé de mon dictionnaire préféré le proverbe « Se ressemblent s’assemblent » car l’amitié existe aussi dans la complémentarité.

***





9- L’ENCROTHÉRAPIE ou comment ne plus broyer du noir

Ann Rocard



Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en décembre 2021 (le thème de l'émission étant l’écriture thérapeutique).





Bruitage : bourdonnement.

Ces derniers temps, des questions et des réflexions tournaient en boucle dans ma cervelle en ébullition. Je broyais du noir, pas du café, mais des idées.

Après avoir essayé les tisanes de camomille et les massages de pied avec une huile euphorisante, j’ai fini par demander à mon voisin de palier l’adresse de son psy.


C’est pourquoi, je me retrouve aujourd’hui dans la salle d’attente du docteur Kalmar avec un grand K, un éminent spécialiste de l’encrothérapie. L’encre que la seiche projette pour passer inaperçue.

Après plusieurs séances chez le docteur Kalmar, mon voisin de palier a adopté un poulpe qui a jeté l’ancre dans sa baignoire, façon de parler !
En tout cas, ça lui a sauvé la vie. D’après lui, c’est la pieuvre par 9 d’une réussite thérapeutique.


Je monologue intérieurement pour me rassurer. En fait, je n’en mène pas large, car je n’ai aucune envie de cohabiter avec un céphalopode dans ma salle de bains.

La porte s’ouvre et un homme à l’œil vitreux me fait entrer :
« Bonjour. Faites comme chez vous. »

A priori, la pièce ne ressemble en rien à mon chez-moi. Les murs sont recouverts de grandes feuilles de papier blanc... et le sol d’un carrelage aquatique.

Le docteur Kalmar me tend un pinceau et un flacon d’encre de Chine :
« Laissez-vous aller. Tracez quelques signes, lettres ou mots. Calligraphiez, griffonnez, gribouillez, barbouillez... Tout ce qui vous passe par la tête... »


J’ai beau visualiser ce qu’il y a dans ma boîte crânienne, je ne vois que du noir... et je finis par tracer de grandes lettres majuscules :

N-O-I-R

.
Le docteur m’encourage d’un geste.

NOIR BLACK SCHWARZ NERO чернить

(tchernit')

Les mots envahissent l’espace, tels des oiseaux de malheur.
Ils s’envolent et s’immobilisent sur les murs, quand l’encre de seiche sèche sous le regard satisfait du docteur Kalmar.


Peu à peu, je me sens devenir légère. Ma cervelle vire au gris, mes neurones clignotent comme des guirlandes de Noël. La peur d’une colocation avec un poulpe surdoué s’éloigne.
Emportée par ce tourbillon de mots, je commence à écrire des phrases à n’en plus finir, des poèmes interminables, des histoires abracadabrantes... sur les murs, le plafond, le carrelage, le bureau et le crâne chauve du docteur Kalmar qui essaie sans y parvenir d’arrêter ce déluge interrompu :
« La séance est terminée ! Stop ! N’en jetez plus ! »


Soudain je m’interromps. Le flacon d’encre de Chine est complètement vide...
Je glisse le pinceau derrière l’oreille droite du docteur ahuri et un billet dans la poche de sa blouse.
« Merci, docteur. A présent, je n’y vois que du bleu. Un petit effort et je passe au vert. A la semaine prochaine.
— Pitié ! Vous êtes guérie, tout à fait guérie ! »


Alors, ravie, je retourne chez moi. Je me fais couler un bain et je jette l’ancre — l’ancre marine — comme le poulpe de mon voisin de palier.
La pieuvre par 9 d’une parfaite réussite encrothérapeutique !

Bruitage : gling !


***





10- COMPTE À REBOURS !

Ann Rocard


Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en février 2022
(le thème de l'émission étant les contes et légendes).




Chaque soir, compte à rebours ! Impossible d’y échapper.
« Cendrillon ! »
C’est le surnom que mon voisin, le p’tit Merlu, m’a donné le jour où j’ai perdu une botte de sept lieues en pêchant des sardines à l’huile.
« Cendrillon ! Tu me lis une histoire ! Mais c’n’est pas toi qui choisis. »
Ses parents ne seraient pas d’accord si je lui dénichais un bon vieux polar sanguinolent ou un roman érotique du 18ème. Quoi que Barbe-Bleue et consorts n’aient rien inventé.


Vous vous demandez sans doute : « Pourquoi racontez-vous des histoires au fils de vos voisins si c’est une corvée ? »
Je me le demande aussi.
Voilà ce que c’est de ne pas savoir dire non. Il serait temps que j’apprenne. Niet ! No ! Nein ! Je parie qu’un jour j’y arriverai.

« Cendrillon !
— Oui... »
Essai raté. J’ai encore des progrès à faire.


Franchement, j’en ai assez de lire chaque soir au p’tit Merlu des contes à dormir debout. Ça ne rate jamais ! Je somnole au bout de deux pages et je m’endors toujours avant lui. Même si je me parfume à l’antimite, je finis par plonger dans les bras de Morphée. Par pitié ! Plus de mythes, de contes et légendes !


« Cendrillon ! Raconte-moi une histoire... 
— Bon, d’accord. A une condition, pour une fois, c’est moi qui l’invente ».
Intrigué, le p’tit Merlu me jette un coup d’œil surpris, mais je ne lui laisse pas le temps de protester.

« Il était une fois une grand-mère en jogging rouge qui croisa un loup au coin de l’impasse. La grosse bête velue avait une extinction de voix :
— Salut, mamie ! Je parie que tu apportes un bon camembert à ta petite-fille qui a attrapé le covid... Ne t’inquiète pas, moi je suis vacciné. On partage, mamie ? Les bons comptes font les bons amis.
— NON ! Niet, no, nein ! » cria la vieille dame qui sauta sur sa moto et disparut laissant le loup sur sa faim.

Bruitage : moto qui pétarade.


Cette fois, le p’tit Merlu brandit le carton rouge comme le jogging :
« Cendrillon ! Tu racontes n’importe quoi ! »
Et alors ? J’ai le droit de m’exprimer.
« Non ! Non ! 3 fois non ! »
J’ai soudain l’impression de marcher en tête d’une manifestation, avec Blanche-Neige, Raiponce, La Belle au Bois dormant, les princesses de pacotille qui servaient de lots de consolation et toutes les héroïnes qui ont eu bien du mal à s’affranchir.
« Non ! Non ! 3 fois non ! »

D’habitude, le p’tit Merlu se délecte quand la nouvelle épouse de Barbe-Bleue découvre toutes les ex, trucidées et suspendues par les pieds dans la pièce interdite... Mais aujourd’hui il préfère battre en retraite, terrorisé par l’ampleur de la manifestation.
« Non ! Non ! 3 fois non ! »


Et voilà ! Son compte est bon. Le p’tit Merlu dort à poings fermés. J’ai obtenu en deux minutes l’effet escompté.
Je retourne alors chez moi où m’attend un bon vieux polar, « Barbe-Bleue » revisité. En fin de compte, pari gagné.

Bruitage : musique suspense…


***





11- COUP DE THÉÂTRE

Ann Rocard


Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en février 2022
(le thème de l'émission étant le langage au théâtre et au cinéma).




Cette nuit, la porte du théâtre voisin était restée entrouverte. Une erreur sans doute. Je n’ai pu résister, je suis entrée.

Tout était sombre. Pourtant je sentis une présence sur la scène, côté jardin... Sans doute une ombre qui plantait des choux imaginaires.

Une voix grave s’éleva dans l’obscurité :
« Tous les hommes me sont à tel point odieux
que je serais fâché d’être sage à leurs yeux. »
Il s’agissait simplement d’un acteur en pleine répétition solitaire du Misanthrope de Molière.

Je me sentis en verve et j’eus soudain envie
de lui tirer les vers / du nez sans répartie.
Voilà que je pensais en alexandrins, fff... Alexandrie Alexandra... L’ambiance nocturne ne me réussissait pas.
Et je lui lançai la réplique de Philinthe :
« Vous voulez un grand mal à la nature humaine ! 
— Qui est là ? » s’exclama l’homme en allumant une bougie.


Je saisis mon téléphone et activai la lampe torche, ce qui fit sursauter l’acteur insomniaque :
« Quelle est cette magie que je ne saurais voir ?
— Un simple portable. Puis-je vous poser une question indiscrète ? Vous préparez votre prochain spectacle ? »

L’homme haussa les épaules, perdu dans ses pensées, une feuille jaunie à la main ; j’en profitai pour l’observer à la dérobée. La ressemblance était frappante : un sosie de Molière. Quoique... Les traits tirés, les couleurs de son pourpoint un peu passées, la perruque poussiéreuse...


Il me jeta un regard complice :
« Vous jouez la comédie ?
— Non, mais j’ai toujours rêvé de monter sur les planches, même de brûler les planches, d’interpréter des personnages avec fougue bien que je ne sois pas pyromane.
— Allumer le feu ! Allumer le feu ! »
Ah. J’avais affaire à un fan de Johnny.


Il soupira profondément :
« Vous ne connaissez pas l’envers du décor. 
— Si, la semaine dernière, j’ai foncé dans le décor et j’ai plongé dans la Seine. J’étais trempée. Un vrai roman-fleuve. »

L’acteur solitaire n’eut pas l’air de comprendre :
« Trempée ou trompée ? Moi, j’ai longtemps été sur le devant de la scène sans la moindre goutte d’eau, j’avais toujours le beau rôle. Je n’étais pas avare de mes mots. Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! On m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent... »
Le sosie était doué, un Harpagon sur mesure, comme si le texte avait été écrit pour lui.


J’applaudis discrètement :
« Bravo ! Vous avez du talent. Moi, aussi, j’adore les pièces de Molière.
— Vous m’en voyez ravi.
— Don Juan ou le Festin de Pierre, ma préférée. Le malade imaginaire... Le poumon, le poumon vous dis-je ! Toutes ces pièces qui ont encore un succès fou.
— Cela me rassure. »
Il enchaîna d’un ton morose :
« J’avais toutes les casquettes : auteur, interprète, metteur en scène... Ce qui ne m’a pas permis d’échapper au dernier coup de théâtre ! 1673 : une bonne cuvée. »


Le sosie pâlit et devint peu à peu une silhouette imprécise que le faisceau de ma lampe transperçait...
Il me tendit une main sans consistance :
« Enchanté de vous avoir rencontrée. Je voulais juste savoir si mon œuvre ne serait pas tombée dans l’oubli quelques siècles plus tard. »
Je n’en croyais pas mes yeux : Jean-Baptiste Poquelin ? De passage au XXIème siècle ? Ce sosie de pacotille ?
Il frappa les trois coups :
(bruitage)
… et ajouta avant de disparaître :
« Appelez-moi Jean-Bapt’. »


Sur la scène ne restait qu’une feuille jaunie sur laquelle il avait tracé trois lettres : F-I-N.
Un dernier acte prémédité.


***





12- UN PAVÉ DANS LA MARE OU L’AMER ?

Ann Rocard


Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en mars 2022
(le thème de l'émission étant l’amour des livres).




Ce soir, grand calme. Pas un bruit. Je tapote deux ou trois coussins pour être parfaitement adossée et me glisse sous la couette.
J’ai emprunté un livre à la bibliothèque, je vais enfin pouvoir découvrir le contenu de ce pavé qui aurait pu servir en mai 68.
Un bon gros pavé, bien lourd, de 800 pages à la typographie minuscule, qui susurre entre les lignes en imitant Gabin : « T’as de bons yeux, tu sais... »
D’où l’importance de me sentir soutenue par des coussins et un éclairage adéquat.

C’est mon voisin, le père Merlu, qui me l’a conseillé :
« Faites-moi confiance, si vous voulez passer une nuit blanche : quand on ouvre ce bouquin, on n’en sort plus. »
Albert Merlu est un gros lecteur, il frise les 120 kilos à force de dévorer des livres en tous genres. Il adore les pavés dans la mare, les pavés de bœuf, les pavés de bonnes intentions. Mais comme il a tendance à exagérer, je ne me fais aucun souci quant à un manque de sommeil éventuel.


Le moment est venu. Je caresse la couverture gris bleu et son titre infantile, « Bouteille à l’amer Michel ». Quoique... L’amer, A-M-E-R, est aussi un terme de navigation, un point caractéristique à terre, qui est porté sur la carte. J’en conclus que l’auteur M “point” Michel est sans doute un navigateur amateur, un marin qui joue sur la sensation âpre, désagréable ou stimulante des mots.


Entre deux pages de garde, je déniche une consigne, sans doute griffonnée par le lecteur précédent :
« Avant toute lecture, se munir d’un gilet de sauvetage autogonflant ! » Et c’est signé : “Un ami qui vous veut du bien.”
Petit clin d’œil d’un comique qui a voulu marquer son territoire ! Merci du conseil, l’ami. Mais je n’ai ni gilet ni bouée de sauvetage.
Par contre, pour te faire plaisir, je vais mettre mes lunettes de piscine, histoire de rire un peu.

Après la page de titre se trouve une épigraphe — un proverbe italien — :
« Qui a bu toute la mer, en peut bien boire encore une gorgée. », ce qui ne fait qu’accentuer ma soif de lecture.


Je commence par feuilleter l’ouvrage : dix chapitres simplement numérotés, un flot de phrases ininterrompues, guère encourageantes. Mais les conseils du père Merlu me reviennent à l’esprit et je me jette à l’eau.

Bruitage : gros plouf !

Immédiatement, je me sens comme aspirée par les mots... Immersion totale. Magie de l’imaginaire, poussée à son paroxysme par la patte de l’écrivain.

Bruitage : mer.

Je me retrouve dans un univers aquatique à la Wes Anderson ; les lignes ondulent telles des algues, des poissons écarquillent les yeux pour singer mes lunettes de piscine et laissent éclater des bulles de bandes dessinées :
Bruitage : bulles, bruits de bouche
« C’n’est pas la mer à boire ! » (idem)


Je me sens ballotée par le rythme des phrases, emportée par les courants.
Le père Merlu n’est plus qu’un souvenir lointain.
Et j’entends Renaud fredonner : « C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme ! »


De page en page, l’arbre de vie s’effeuille... et je divague entre les vagues. Par moments, je nage en eaux troubles, tenue en haleine par les rebondissements. La mer, M-E-R... La mer Michel d’un roman qui n’en finit plus, m’a littéralement engloutie.

Je distingue alors une bouteille au fond de l’océan : le climax ! Le point culminant du récit qui a échoué dans les abysses.
La tension dramatique est à son comble... J’essaie de saisir la bouteille fictive, mais elle s’éloigne toujours plus loin, m’entraînant de chapitre en chapitre vers une fin improbable.

Enfin quelques rayons de lumière, la surface n’est plus loin et je m’échoue sur une page de sable gris.

Bruitage : ressac.

L’aube s’éveille. Je referme le livre dont j’ai cru ne jamais pouvoir ressortir. Mes coussins et ma couette sont trempés ; un léger parfum de varech a envahi ma chambre ; du sel à la fois amer et salé s’est déposé sur mes lèvres.
Et des bulles semblent s’échapper de la couverture du pavé :

Bruitage : bulles, bruits de bouche
« C’n’était pas la mer à boire ! » (idem)


Bruitage : gros plouf !


***





13- LE FACTEUR QUI MANQUE D’R

Ann Rocard


Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en avril 2022
(le thème de l'émission étant lettres, correspondance, romans épistolaires…).





Je ne vous ai jamais parlé d’un de mes meilleurs amis, un grand viking blond baraqué qui chevauche son vélo à longueur de journée.
Mon ami Ralph Rabais... « Alph Abais » comme il le dit lui-même.
Surnom on ne peut plus adapté quand on est un facteur non timbré.

Eh oui, vous avez bien entendu : Ralph est facteur. Pas facteur d’orgue ou de piano. Il distribue simplement le courrier à domicile.
Mon ami Ralph a un petit souci d’élocution : comme il peut manquer une touche à un clavier, il lui manque une lettre, le R ; il manque d’air tout bêtement d’où la nécessité de vivre loin des villes polluées, ce que je lui répète régulièrement. Hélas, mes conseils restent lettre morte et enterrée. Normal pour un facteur têtu.


Malheureusement, son handicap entraîne souvent des problèmes de communication.
« Il faut que tout soit pope.
— Pope comme le pape ?
— Non, pope, nickel, nettoyé. »
Ah, propre !
Impossible pour lui de rouler le R dans la farine... Il oule simplement le bip (bruitage) dans la fa-ine.
De quoi parfois exploser de joie...
« Ca’ le ‘i’e est le p’ope de l’homme. Comp’is ? »
Compris ? Non... pas vraiment. Ah, si ! Le rire est le propre de l’homme ! Evidemment !

Bruitage : rire grave.

Ralph rit à gorge déployée. En tant que facteur expérimenté, il ne prend plus tout au pied de la lettre — au sens propre, bien lavé, à peine sorti de la douche, non de la bouche. Il s’est affranchi de toute moquerie.

Depuis le jour de ses six ans, il a perdu la 18ème lettre de l’alphabet ; ne vous moquez pas, ça peut arriver à tout le monde.
Il y a peut-être un gène là-dessous. Son cousin a perdu le do de sa clarinette et sa tante perd les pédales.
En tout cas Ralph s’est construit avec cette infirmité.
C’est parfois pratique ; ça lui évite de prononcer le mot de 5 lettres qu’il réduit à 4 : me’de comme made in France.


Ralph adore son travail. Il repère vite les lettres d’amour qui dégagent un parfum très particulier, entre rose et jasmin.
Les factures et les lettres d’injures le hérissent ; il en perçoit le contenu sans jamais les ouvrir. Il s’en débarrasse vite :
« Pouah ! Hop... dans la boîte ! »
Il a surtout un faible pour les chats, les cats ! et les ca’tes postales qui le font voyager aux quat’es coins du monde.


Ce qu’il préfère, c’est remettre du courrier en main propre à miss Yvette, la vieille dame du coin de la rue qui éparpille des miettes de pain pour les oiseaux.
« Comme elle est un peu du’ d’o’eille, on se comp’end t’ès bien, et elle a toujou’s des gâteaux à m’off’i’ ».

Il m’a d’ailleurs confié un jour son petit secret : les lettres que reçoit miss Yvette, c’est lui qui les écrit en falsifiant son écriture, pour qu’elle se sente moins seule.

Bruitage : deux coups de sonnette.

« Bonjou’, c’est moi ‘Alph ‘Abais ! Le g’and blond avec deux chaussu’es ve’tes. Vot'e facteu’ qui sonne toujou’s deux fois ! J’ai un colis pou’ vous, ma chè’e demoiselle ! »


Il y a une semaine, miss Yvette a pris son dernier envol, suivie de tous les oiseaux du quartier. Ralph s’est mis à déprimer et finalement, il a décidé :
« Je p’ends le tau’eau pa’ les co’nes ! »
Le taureau par les cornes ! Oui, c’est urgent ! Mon ami doit changer d’R, sauter en parachute, histoire de croiser miss Yvette au détour d’un nuage.


Ma proposition passe comme une lettre à la poste.
Grâce à un baptême de l’R — la lettre —, Ralph Rabais atterrit au milieu d’un champ, et il se sent soudain libre comme l’air — A-I-R.
Et là, nous comprenons le fin mot de l’histoire : l’R, la consonne, est enfin libre aussi. Un grand R qui a pris son autonomie, sans doute après avoir été longtemps prisonnier de l’inconscient de mon ami.

RRRRRR ! Nous l’entendons rrrrronfler au-dessus du prrrré.
Facteur de chance : Ralph a emporté une épuisette, et il s’écrie :
« On ne sait jamais, ça peut toujou’s se’vi’.... »

D’un geste habile, Ralph récupère la lettre anonyme et vagabonde en murmurant, ravi :
« Le fond de l’Rrrr est frrrais ! »
Puis il me remercie d’un sourire et s’éloigne, chantonnant, tête en l’air... car il a l’R et la chanson.

***





14- DOUBLE ALÉATOIRE

Ann Rocard


Thème « double ».





Je flânais dans les rues en attendant un premier rendez-vous chez un psy — sur les conseils de mon frère —, quand une silhouette attira mon attention dans une boutique. Mon reflet simplement.
Mais la forme et les couleurs de mes vêtements étaient modifiées par la vitre.
Intriguée, je collai mon visage à la devanture... La silhouette me ressemblait comme deux gouttes d’eau, cependant elle ne faisait pas les mêmes gestes que moi.
J’ai d’abord cru à un trucage. Une caméra cachée ou je ne sais quelle entourloupe.


Pour en avoir le cœur net, je suis entrée dans le magasin.
La silhouette était en fait un mannequin en plastique immobile, ce qui m’a fait rire sous cape. Cette expression “rire sous cape” m’a toujours fascinée depuis mon enfance ; même sans cape, on peut rire sous cape.
Cap au Nord ! Virons de bord ! Et cessons de lécher les boutiques !
J’allais ressortir du magasin de vêtements hors de prix quand il m’a semblé voir le mannequin incliner la tête et tourner son regard vide vers le mien. Etrange...

Une vendeuse s’est approchée de moi :
« Vous cherchez quelque chose de particulier ? Cette robe est tellement tendance...
— Trop dense pour danser sans doute... »
J’avais dû penser à voix haute, car elle précisa d’un ton condescendant :
« Très à la mode, on ne peut plus chou, si vous voyez ce que je veux dire. »
Je ne voyais rien du tout, moi qui préférais planter les choux à la mode de chez nous, accoutrée d’un jean antédiluvien.


La vendeuse fit demi-tour avec élégance et supériorité, me laissant face au mannequin, vêtu d’un tutu style Lac des cygnes.

(Bruitage : air fredonné, extrait du Lac des cygnes)
J’entendis alors quelqu’un fredonner l’un des airs connus du ballet de Tchaïkowsky.
(Bruitage : air fredonné)
J’étais pourtant la seule cliente.

Oh ! Le mannequin s’était approché de moi imperceptiblement, au moment où je m’étais retournée.
« Ça te dirait de prendre ma place ? »
Voilà que je faisais parler un mannequin, telle une ventriloque ! De quoi m’inquiéter ! J’allais avoir un truc à confier au psy que je ne connaissais pas encore.
« Ohé, du bateau ! Ça te dirait de prendre ma place ? Je pourrais aller me dégourdir les pattes. »
Je jetai un coup d’œil à ma montre. Il me restait un quart d’heure avant le rendez-vous. Pourquoi ne pas tenter l’expérience !


Le mannequin commençait à s’impatienter :
« Tu as dû remarquer qu’on a la même tête. Je suis simplement ton double aléatoire, ta sœur jumelle qui a raté le dernier métro. »
Ma sœur jumelle ! Tiens bon, on en apprend tous les jours ! Mes parents n’étant plus de ce monde, ce serait difficile de les interroger.

Une sœur jumelle ! J’entendais déjà le psy s’esclaffer :
« Quelle imagination, ma p’tite dame ! » à moins que ce soit le genre de type qui ne desserre pas les dents, comme mon dentiste.

J’étais quand même troublée. Soit je rêvais, ce qui était plutôt rassurant, soit les champignons de ce midi avaient des conséquences hallucinogènes, soit j’avais besoin d’un psy de toute urgence.


Ce qu’il se passa ensuite, impossible de m’en souvenir. J’ai comme un énorme trou de gruyère dans le cerveau.

Et je reprends à l’instant conscience chez le docteur Dulac, un grand Suisse, amateur de fromage.
Il a dû m’hypnotiser à mon insu. De quoi me révolter !


Maintenant il me tapote la main en souriant de toutes ses dents, trop blanches pour être vraies :
« Vous avez dormi comme un bébé. Une vraie régression intra-utérine. N’est-ce pas ? »
Interloquée, je me redresse au ralenti.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)


SUGGESTION DU CÉLÈBRE DOCTEUR DULAC :
C’EST VOUS QUI DÉCIDEZ QUELLE FIN VOUS CONVIENT LE MIEUX !



1-

Interloquée, je me redresse au ralenti.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)

Le grand Suisse, vêtu d’un tutu style Lac des cygnes, semble voltiger comme s’il se trouvait sur la scène d’un théâtre de Saint-Pétersbourg. Il en a même perdu son accent :
« Le rôle du cygne blanc me convient parfaitement. Et vous, que choisissez-vous ? »
Il s’interrompt soudain, avec une grimace et la main sur le ventre :
« Les trompettes de la mort ont encore sonné, je n’aurais pas dû déjeuner... » avant de poursuivre sur un pas de deux :
« Le cygne noir pourrait être votre double aléatoire et maléfique... »


Abandonnant le docteur Dulac et mon projet thérapeutique, je m’éclipse au plus vite.
Quitte ou double ? Les champignons de ce midi ne lui ont vraiment pas réussi.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)



2-

Interloquée, je me redresse au ralenti, vêtue d’un tutu style Lac des cygnes.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)

Pourquoi suis-je affublée de cette tenue ? Je n’ai quand même pas échangé ce tutu contre mon jean rapiécé dans la boutique de fringues... Il faut que j’aille vérifier.
J’agite les bras et m’éloigne, malgré les prières du docteur Dulac qui chantonne avec ferveur sur un air de Brel :
« Ne me quittez pas... Tout peut s’oublier... Même votre double aléatoire... »

Quitte ou double ? Les champignons de ce midi ne m’ont vraiment pas réussi.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)


3-

Interloquée, j’essaie de me redresser... Impossible. Je réalise que ma peau a changé de couleur et de texture. J’ai l’impression d’être un mannequin en plastique, vêtu d’un tutu style Lac des cygnes.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)

Le grand Suisse se penche vers moi, semblant comprendre ce qu’il m’arrive :
« Ne vous inquiétez pas, ce ne sont que des hallucinations, surtout après avoir déjeuné au restaurant du coin. En ce moment, par exemple, je ne suis qu’un tas de ferraille, un Robocop en quête de sa face lumineuse. Patience, ça finit toujours pas passer. » Et il ajoute avec petit rire : « Nous sommes quittes. »

Nous nous armons donc de patience en écoutant un air de Tchaïkowsky.
Quitte ou double ? Les champignons de ce midi ne nous ont vraiment pas réussi.

(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)

***





15- SAUTES D’HUMEUR OU SAUTES D’HUMOUR ?

Ann Rocard


Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en avril 2022
(le thème de l'émission étant humour, rire, parodie).







Mon cousin Germain — c’est son prénom — qui n’a aucun humour, rédige une thèse sur le rire. Je crois que lire Bergson lui a sonné les cloches.
Pourquoi a-t-il choisi un tel sujet ? Quand il m’a annoncé son projet, je lui ai ri au nez qu’il a d’ailleurs en trompette.

Germain déteste les jeux de mots, il a les zygomatiques coincés, il rit à peine du bout des dents depuis qu’il s’est fait mettre un nouvel implant...
Il est tout le contraire de ce qu’on nomme un joyeux luron. C’est plutôt un pince-sans-rire ; il pratique l’ironie à froid, même en pleine canicule.
Je crois qu’il a été traumatisé quand sa voisine est morte de rire un premier avril, après avoir gobé un poisson.

En fait, travailler sur cette thèse doit être une sorte de parcours initiatique. Une quête de la joie qui est en lui et ne peut s’exprimer.
Bien qu’il vive au bord de la mer, face à l’océan, rien ne le fait marrer.
Quant à Venise, n’en parlons pas, il n’a jamais réussi à se gondoler. Oui, je sais, c’est un mot très familier.


Alors il s’entraîne devant la glace à faire bouger les muscles de son visage, le tout accompagné d’expirations plus ou moins bruyantes.
Il glousse : (bruitage).
Il gazouille comme un bébé : (bruitage).
Il rigole familièrement : (bruitage).
Il rit et toussote au risque de s’étouffer : (bruitage).
Il rit à se décrocher la mâchoire... ce qui est très néfaste pour ses implants.
Mais le cœur n’y est pas.

“Peut-on rire de bon cœur ?” est l’un des chapitres primordiaux de son travail de recherche ! Trouvera-t-il un jour la réponse ? Pas sûr...
En attendant, il blague et plaisante en riant jaune comme un coing.
Il pouffe, il se pâme, il se tient les côtes, il s’esclaffe : ah ! ah ! ah ! Il se fend la pêche à la ligne, mais la joie ne mord pas à l’hameçon. (bruitages : rires forcés)


Hier il m’a même demandé de lui chatouiller la plante des pieds avec une plume. Pas le moindre frisson. Il est resté de marbre.
Pas étonnant : il s’était levé du pied gauche et il était de fort mauvais humour. Ça lui arrive parfois au saut du lit : des sautes d’humour qui le rendent lunatique, fantasque.

De le voir ainsi, les lèvres pincées et les yeux secs, j’ai été prise d’un fou rire irrépressible. Je riais aux larmes, pleurant comme une madeleine de Proust. Impossible de m’arrêter. Larme à droite, larme à gauche !
Et Germain de protester, furieux :
« Il n’y a pas de quoi rire ! »
Mais si, mon vieux, mais si ! Rira bien qui rira le dernier.


A ce moment-là, le lustre s’est décroché du plafond, sans doute à cause des vibrations que mon rire avait provoquées... et il a atterri sur mon cousin, juste au niveau des omoplates.

(bruitages de chute et de casse).

Son dos s’est mis à enfler à vue d’œil...


Et là, incroyable mais vrai, Germain a commencé à glousser, gazouiller, rigoler… (différents bruitages) .
Il riait comme un bossu : (bruitage).

Il riait aux éclats : ça pétaradait de tous côtés, jusqu’au plafond.

(bruitage : explosions).

Oui, le cœur y était vraiment.


Heureusement qu’il ne s’est pas mis à rire comme une baleine, il aurait été capable de sauter par la fenêtre — une vraie saute d’humour !— et de s’éloigner dans l’océan.

(bruitage : plouf et mer)

***





16- SE METTRE AU VERT... ET FINI LES VERTIGES !

Ann Rocard


Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en mai 2022
(le thème de l'émission étant printemps, renaissance et reconnaissance).







J’ai un nouveau voisin dans l’immeuble de gauche, le teint verdâtre et le sourire aux lèvres, toujours vêtu d’un pantalon kaki et d’un pull pistache.

Tout à l’heure, il est venu m’inviter à prendre un verre chez lui en précisant :
« Sauf si vous êtes allergique aux écolos.
— Alcoolos ?
— Ecolos. Au fait, je m’appelle Oliver, né sous le signe du verseau. Mes parents ont dû avoir des pensées prémonitoires le jour de ma naissance. »

J’en suis restée perplexe. C’était une drôle de façon de se présenter. Mais j’ai accepté, à la fois curieuse et ravie ; je trouve tellement dommage de ne pas établir de liens avec ceux qui nous entourent.


Je me retrouve à présent devant la porte entrouverte de son studio qui donne sur un mini jardin au rez-de-chaussée de son immeuble.

Et là, je crois voir le monde à l’envers : sol vert-bleu, murs émeraude, plafond épinard. Une paire de tennis suspendue à un clou sur le chambranle de la porte-fenêtre... C’est vraiment ce qu’on appelle familièrement marcher à côté de ses pompes.
A croire que c’est une blague !

Non, Oliver m’accueille en souriant et me propose un verre de menthe à l’eau. Il fait sans doute partie des AEA, les anciens écolos anonymes.


Nous voilà assis dans son mini jardin, en pleine jungle, entre fleurs et pépiements.

(Bruitage)

J’aurais préféré un petit verre de blanc pour accompagner cette plongée dans la verdure. Mais on ne peut pas tout avoir...

Mon hôte, lui, semble boire du petit lait, prêt à se lancer dans un discours politique. Il a sans doute perçu mes hésitations électorales et mes inquiétudes quant à l’avenir de la planète.
Il ne va pas tarder à me tirer les vers du nez pour mieux me convertir à sa vision de l’univers... Vision qui est peut-être déjà la mienne. Mais je fuis systématiquement le prosélytisme. En tant qu’adepte du hockey, je lèverai le carton vert au moindre dérapage.


En attendant, j’oriente la conversation vers la botanique et les petites bestioles : dites-le avec des fleurs ! Y a pas de lézard, vous êtes un connaisseur ! Quelle est donc cette belle plante ? Et ces insectes à vous donner des fourmis dans les jambes ?
Fine mouche, Oliver répond à toutes mes interrogations sans perdre de vue son objectif.


Je lui pose enfin une question plus directe :
« Cher voisin, pourquoi avoir choisi de vous installer ici ?
— C’était la fin de l’hiver. J’ai quitté Montrouge, car j’avais besoin de me mettre au vert. Finis mes vertiges de naturaliste ! 50 nuances de vert m’ont fait le plus grand bien. »
En effet, avec ses peintures intérieures, il s’en est donné à cœur joie. Je me contente de garder mes réflexions pour moi.


Oliver cesse de sourire et me fixe, l’air sérieux. Il pâlit légèrement. Aïe ! Je m’accroche au fauteuil de jardin.
Et il se penche vers moi, mal à l’aise :
« Il faut que je me confie à quelqu’un... »

Confessionnal en plein air. Petites bestioles à l’écoute. Je m’attends au pire...
« Il faut que je me confie à quelqu’un... Je ne comprends pas ce qu’il m’est arrivé : j’ai voté blanc. Et vous, si ce n’est pas trop indiscret ?
— Bleu printemps ! »


Son regard s’éclaire. Sans un mot, il va chercher une bouteille de Pinot gris et deux verres à pied. Plus besoin d’annoncer la couleur ! Nous trinquons tout simplement.

(Bruitage : gling ! Deux verres s’entrechoquent)


***





17- L’ONCLE NARCISSE À FLEUR DE PEAU

Ann Rocard


Pour la dernière émission "A Fleur de peau" de RCF en juin 2022.







Mon oncle Narcisse m’a transmis sa passion : cultiver son propre jardin secret. Une fois par semaine, je le rejoins dans son petit paradis terrestre.
Il élague, il divague en effeuillant des marguerites :
« Je t’aime, un peu, beaucoup, à la folie... »
Jardinier retraité depuis belle lurette, l’oncle Narcisse passe son temps à conter fleurette aux ancolies mélancoliques, aux belles-de-nuit, aux Valérianes et Véroniques... pour tenter d’oublier le passé dont il ne veut jamais parler.
J’ai mené une enquête discrète : autrefois, paraît-il, il dansait la capucine avec une belle plante, une certaine Marguerite qui papillonnait des cils pour mettre en valeur ses iris d’un bleu profond. Côté intellect, elle était plutôt ras des pâquerettes, d’après les mauvaises langues.
Narcisse la couvrait de fleurs, de poèmes et de compliments, qu’elle interrompait sans cesse d’un « Ah, c’est le bouquet ! » exaspéré.
Pauvre Narcisse, ce fut une histoire à l’eau de rose qui s’acheva brutalement.
Un jour, la belle plante l’avait planté là. Elle l’avait tout simplement envoyé sur les roses... et il en était ressorti le cœur plein d’épines.
Il avait remué ciel et terre pour la retrouver, éliminant les soucis jaunes ou orangés, semant des pensées positives, empêchant quiconque de marcher sur ses plates-bandes.
Et le temps avait passé...

A présent, Narcisse n’est plus dans la fleur de l’âge ; il se qualifie lui-même de vieille branche, un peu dure de la feuille. En tout cas, ce n’est pas le genre à s’admirer dans un miroir ou à la surface de l’eau.
Mais il est toujours aussi fleur bleue et cela m’émeut.

Ce matin, j’arrive chez lui plus tôt que d’habitude. Et je découvre le pot aux roses, l’unique pot vernissé de son jardin d’Eden.
L’oncle Narcisse se tient près d’un étang miniature, bordé de roseaux, et il chante à pleins poumons sur l’air des bijoux de Gounod :
« Que tu es belle en ce miroir ! Est-ce toi, Marguerite ? Réponds-moi, réponds vite ! »
Non, c’est impossible. Il ne croit quand même pas que la belle plante de jadis va faire entendre sa voix. Si ça se trouve, il y a longtemps qu’elle mange les pissenlits par la racine, après une cérémonie sans fleurs ni couronnes.

Soudain l’oncle Narcisse m’aperçoit et il rougit comme une pivoine. Il voudrait disparaître à cent pieds sous terre, tremblant comme une feuille. Le comble du jardinier !
Il bafouille et cherche une vague explication, mais je lui coupe l’herbe sous le pied :
« Tonton, j’ai apporté de quoi casser la graine. Ne tourne plus autour du pot, il est temps de garder les pieds sur terre et de voir la vie en rose. Non ? »
Narcisse cueille un trèfle à quatre-feuilles avec un demi-sourire :
« Tu as peut-être raison... Fini les émotions à fleur d’eau... »
C’est alors qu’une voix venue d’ailleurs l’interrompt :
« Alors là, c’est le bouquet ! »

(Bruitage : gong)


***





18- COMMENT TROUVER SA VOIE

Ann Rocard


Pour l’avant-dernière émission "A Fleur de peau" de RCF en juin 2022.







Ce matin-là, je me rendais sur la tombe de ma vieille grand-mère Monîque par des voies détournées pour lui porter une bonne bouteille. D’après elle, tous les chemins mènent au rhum, même le chemin des écoliers.
J’empruntai précisément celui qu’elle suivait jadis lors de ses expéditions buissonnières.

Quand j’atteignis la petite voie sans issue qui mène au cimetière, il me sembla entendre des voix. Pas une seule... mais plusieurs voix qui se répondaient. Cependant les environs étaient déserts.


Intriguée, j’accélérai et poussai la grille rouillée au bout de l’impasse.

(Bruitage : grincement)

Un merle s’envola, sifflant un air en voie de disparition.

(Bruitage : cri d’oiseau)

Première à gauche, troisième à droite. Je repérai rapidement la tombe de granit sous laquelle ma grand-mère Monîque avait rejoint son Alfonse l’an passé. Son cher Alfonse dont elle s’était amourachée le jour de ses 70 ans, malgré un crâne d’œuf et une voix à vous faire dresser les cheveux sur la tête.

Pour fêter leurs épousailles, ils étaient partis faire le tour de France à vélo. Monîque était une femme de caractère. Alfonse n’avait guère voix au chapitre, ce qui l’avait rendu aphone, mais comme il avait plusieurs cordes vocales à son arc, il avait vite trouvé le moyen de rebondir et de s’exclamer :
« Ma parole ! Vois-tu ce que je vois ? »
Et ma grand-mère de s’égosiller comme la reine de la nuit, dès que quelque chose l’étonnait :
« Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ! Mon Alfonse, j’ai vu ce que tu as vu, et j’en reste bouche bée. »
Elle avait un accent chantant, parfumé de thym et de lavande. Sans jamais oublier l’accent circonflexe sur le i de Monîque que lui avait légué son père.


Je dissimulai la bouteille entre deux pots de fleurs et m’apprêtai à chantonner le refrain favori de ma grand-mère, quand une voix d’outre-tombe me fit sursauter :
« N’oublie pas tes harmoniques, Monîque ! »
Quelqu’un était en train de se moquer de moi. J’étais outrée, prête à protester, et je jetai des coups d’œil de tous côtés.

« Ma parole ! Vois-tu ce que je vois ? 
— Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ! Mon Alfonse, j’ai vu ce que tu as vu : ma petite-fille préférée qui me rend visite.
— Je parlais de la bouteille.
— Ce que tu peux être terre-à-terre, mon Alfonse. Descends de ton nuage ! On va fêter ça. »

A part un vieux matou miteux qui suivait son petit bonhomme de chemin, pas un chat dans le cimetière. Je commençais à penser que je déraillais.
Un indice me mit sur la voie lactée :
« Mamie Monîque ? C’est toi qui me parles ?
— Evidemment, ma petite. Qui voudrais-tu que ce soit ? Alors, tu reviens t’installer dans la région ? Tu vas racheter ma maison ! Je suis bien heureuse. »
Ça alors ! Tout le monde ignorait mes projets actuels. Je n’en revenais pas.
« Ma parole ! La petite a trouvé sa voie ! » précisa Alfonse.


Moi qui ne m’intéressais pas à l’au-delà, je restai perplexe. Il y avait de bonnes raisons de remettre en question tout ce à quoi je croyais dur comme fer.
En effet, j’avais décidé de changer de vie, de retrouver mes racines, de me rapprocher de ma grand-mère qui avait tant compté pour moi.

La voix chantante s’exclama :
« J’espère que tu viendras souvent nous voir, mon Alfonse et moi. Dès que tu auras emménagé dans ma maison, soulève la cinquième pierre à droite de la cheminée. Tu y trouveras des cassettes que j’ai enregistrées pour toi. Je te laisse, ma petite, cela m’épuise de parler autant. »
La voix devint murmure... et s’éteignit.


Je pensais avoir rêvé sous le coup de l’émotion.
Deux semaines plus tard, j’emménageai dans la maison de Monîque et je soulevai la cinquième pierre sous laquelle il y avait une enveloppe contenant plusieurs cassettes.
La voix de ma grand-mère m’accompagnerait jusqu’à ce que je la rejoigne ici, ailleurs ou en Italie... Tous les chemins mènent à Rome, aurait-elle dit.

***





19- RECHERCHE MÉMOIRE

Ann Rocard


"A Fleur de peau" de RCF en mai 2022.







Ce matin, j’ouvre l’œil… Et je constate, à peine ennuyée : j’ai perdu la mémoire.
D’abord, je ne m’inquiète pas, car chaque jour, c’est la même chose avec mes clefs de voiture. Heureusement, j’ai un porte-clefs qui répond quand je siffle.

Bruitage : Pssss ! Bip bip bip.

Il faut absolument que je mette au point un système identique pour ma mémoire. Elle commence à me jouer des tours de passe-passe épisodiques.


Revenons à nos boutons. Je la cherche partout, je la connais par cœur, elle aime bien jouer à cache-cache.
Rien dans le lave-linge ni dans le placard à balais.
Une fois, elle s’était glissée dans le tuyau d’évacuation du lavabo, tout ça parce qu’elle avait entendu parler de la mémoire de l’eau et voulait prouver la véracité de la théorie aquatique. Résultat, j’ai attrapé des tocs à cause de sa tactique. Mais, passons...


Je commence par me raisonner :
« Si tu la connais par cœur, c’est que tu ne l’as pas complètement perdue. Elle est juste égarée. »
Garée ? Bonne idée ! Je file dans le garage. Toujours rien.


Je ne vois qu’une solution : passer une petite annonce dans le journal.

URGENT - RECHERCHE MÉMOIRE
FORTE RÉCOMPENSE
Prière de renvoyer rue du Poisson rouge,
Passoire 01999 .



Dès le lendemain, on frappe à ma porte.
C’est le fils de mon voisin, le p’tit Merlu. Il me tend un pot de confiture, rempli d’une gelée inconnue :
« Je viens chercher la récompense ».
Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir lui donner ; je verrai plus tard.


J’ouvre le pot et fixe la gelée qui ne me dit rien qui vaille.
« C’est votre mémoire », insiste le p’tit Merlu.
Ah, non ! Désolée, mon bonhomme, ce n’est pas la mienne. Elle a une odeur bizarre. Il lui manque un petit grain de folie et mon côté lavande.


Au bout d’une semaine, je commence à paniquer. Mettez-vous à ma place ! Moi qui comptais écrire mes mémoires et les faire éditer, je n’aurai plus rien à raconter.
Jusqu’à présent, j’avais la mémoire qui flanchait comme dans la chanson. Il suffisait de la rafraîchir de temps en temps ; quelques minutes au congélateur et elle reprenait du poil de la bête. On la qualifiait presque à nouveau de mémoire d’éléphant.


Enfin, ce matin, arrive un paquet en provenance de l’Emmental — cette vallée suisse dans le canton de Berne —, avec un petit mot manuscrit :
« On a retrouvé votre mémoire dans une fromagerie.
Donnez la récompense à l’un de vos voisins
et prenez soin de vos neurones pour éviter les trous de mémoire. »
C’est le p’tit Merlu qui va être content !
Je ne sais toujours pas ce que je lui donnerai... Ah, si ! Je lui dédicacerai mes Mémoires. Ça lui fera peut-être une belle jambe, mais il adore courir, ce ne sera pas inutile.


Je remercie donc le facteur. Le soleil paraît plus clair que d’habitude, la vie va reprendre son cours suspendu.
J’ouvre délicatement le paquet.
Il est vide, complètement vide. Ma mémoire a dû se dissoudre en route car il fait particulièrement chaud ces temps-ci et le colis a mis du temps à me parvenir.
Il ne reste que les trous.

***





20- LES D EN SONT JETÉS !

Ann Rocard


.







César X vivait de sa plume ou plutôt de leurs plumes. Il élevait des oies dont il prélevait le duvet avec respect. On le surnommait C-X.
Du matin au soir, il chantonnait :
« J’ai deux amours : l’alphabet et mes oies ;
j’les aimerai toujours. J’fais pas n’importe quoi... »

C-X consacrait ses heures de repos à la calligraphie. Il traçait des lettres de A à Z du bout d’une plume bien taillée, des lettres noir et blanc qu’il enluminait, tel un moine dans un scriptorium.


On m’avait demandé d’écrire un article concernant une personne originale. J’en touchai alors un mot à mon voisin, le père Merlu. C’est lui qui me suggéra de rencontrer son vieil ami, César X, et qui m’obtint un rendez-vous à la Ferme du beau A — nom sans aucun rapport avec le serpent constricteur d’Amérique tropicale.


César X s’était expatrié à Q, un village normand à peine visible sur une carte.
Quand je lui rendis visite, il y a deux semaines, C-X marchait sur des E, au sens figuré évidemment. Il n’allait quand même pas écraser les E de ses oies.
Le dos voûté, le regard triste, il me salua d’un soupir. Il venait d’enterrer près d’une mare son volatile favori, celui qu’il appelait F comme effronté.
Il achevait de peindre trois mots sur une pierre :

« Ici J F »



Je gardais le silence. « Toutes mes condoléances » auraient sans doute été déplacées.

C-X me jeta un coup d’œil déprimé :
« Vous tombez mal. J’abandonne. Fini, le duvet et la calligraphie. A moins que vous ne sachiez jongler avec les 26 lettres de notre alphabet, si l’on met de côté l’E dans l’O et l’A dans l’E. 
— Pardon ?
— Œ et Æ si vous préférez. »


Sur ce, il s’assit sur un banc athénien en forme de Y et ferma les yeux, parfaitement immobile.
Que faire ? M’éloigner sur la pointe de pieds ou tenter une partie de jonglage ?
Mon article n’avait que peu d’importance, la survie de C-X était la priorité. Je devais lui changer les I-D...
Autant tenter le tout pour le tout. Je respirai profondément et plongeai dans l’irrationnel.
Sans réfléchir, en me laissant guider par des lettres calligraphiées.


« A-V, César ! »
Surpris, C-X releva l’une de ses paupières.
Je lui fis lancer le D, la lettre, pas l’objet. Un G de passage s’en saisit, tandis que j’attrapais le H qui n’avait rien de contondant... et en fis grand K, comme koala.
C-X en resta bouche B.

L’R de rien, j’agitai mes deux L et déclarai « Je t’M ! » (le tutoiement s’imposait en de pareilles circonstances !), « Je t’M ! » sans le moindre N, pas la N ! Et je sautai dans l’O de la mare pour avoir le P, pas la paix.
César et ses oies en étaient pantois. Il fallait bien que je les Z ! Allez, Uuuu !


Pour me réchauffer, je préparai du T à la menthe... et César X ébaucha un demi-rire :
« I i i i i i i i ... »
J’en profitai pour lui tendre une plume :
« Je rends à César ce qui appartient à César. » Et j’ajoutai en pointant le ciel du doigt : « Mais qui R S T ? »
La constellation Cassiopée, le grand W, venait d’apparaître au-dessus de la Ferme du beau A.

Les oies pouffèrent de joie :
« A A A A A A A A ! »
Et César X trempa sa plume dans l’encre noire avant d’écrire sur un parchemin :

LES D EN SONT JETÉS. TOUT N’EST PAS FINI.



***





21- TROMPETTES DE LA RENOMMÉE

Ann Rocard


.





Je reviens à peine du festival de musique « Vent arrière ! » qui a lieu chaque année dans une petite ville pleine de courants d’air ; j’y ai vécu une aventure étonnante.


Une formation inconnue, « Eléphalec », devait donner un concert sous un chapiteau circulaire.
Une formation de deux musiciens : un certain Alec Tronlibre et son inséparable L-F, tous deux trompettistes.
Aucune autre précision, pas de photo, rien sur internet... J’étais intriguée.
Mais vu la qualité habituelle des prestations de ce festival, j’ai acheté un billet à un prix défiant toute concurrence et me suis installée au premier rang.


Coup de trompette !
(Bruitage)
Un éléphant entra en piste. Je dis bien « un éléphant », pas un type déguisé ou un automate quelconque. Un éléphant d’Asie, 2 mètres 50 de haut. L’œil pétillant, un vague sourire aux lèves.
J’hallucinai et je n’étais pas la seule. La mise en scène frisait l’absurde.

Puis un grand gars dégingandé, trompette à la main, rejoignit le Proboscidien. Visage en lame de couteau et chapeau claque ; le portrait craché de Valentin le désossé — à part le nez en trompette. Il ne manquait que Jane Avril et le concert virerait au french cancan.
Les applaudissements d’accueil restèrent en suspens. L’incompréhension se lisait sur tous les visages ou presque...


Alec Tronlibre prit la parole :
« Bonsoir à tous. Merci d’être là. Je vous présente ma charmante partenaire ; j’ai nommé L-F. Elle est fantastique, c’est elle qui nous permettra d’atteindre la célébrité. »
Pour confirmer ma première impression, Brassens chantonna dans un coin de ma tête :
« Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées... »


Alec Tronlibre poursuivit sur le ton de la confidence :
« Avant de commencer à jouer, j’aimerais vous narrer en un mot notre rencontre. »
En un mot comme en mille ! Après avoir participé à une dégustation de grands crus, accompagnée de trompettes de la mort, Alec — alors artiste de rue —, zigzaguait sur le trottoir devant un magasin de porcelaine, quand un éléphant rose sortit de la boutique, semblant émettre un vieil air de blues.
(Bruitage)

« Un éléphant, ça trompe énormément », marmonna-t-il en observant l’œil qui le fixait.
Au même instant, un passant musicophobe gronda, l’air mauvais :
« Mets une sourdine, pistonné du piston ! »
Alec prit aussitôt la défense du Proboscidien et la claque destinée à ce dernier. D’où le chapeau claque actuel ! L’éléphantastique s’en souviendrait toute sa vie, vu ses capacités de mémoire.
Le musicophobe s’esquiva sans tambour ni trompette. Alec fut immédiatement dégrisé, l’éléphant regrisé... et tous deux ne se quittèrent plus.


Sous le chapiteau, le public commençait à s’impatienter.
Alec Tronlibre ajusta sa trompette, L-F leva la trompe... et le concert débuta.

(Bruitage : par ex duo de Corette par Jean-François Madeuf et Jean-Daniel Souchon)
https://www.youtube.com/watch?v=EOXt81fRuIo


« Elephalec » nous entraîna du baroque au jazz, revisitant certaines œuvres avec humour. Sans oublier un french cancan final en hommage à Valentin le désossé, cancan qui déchaîna les spectateurs. Nous nous mîmes tous à danser dans une ambiance survoltée.

Alec Tronlibre souleva son chapeau claque, L-F nous lança un clin d’œil malicieux, puis les inséparables firent un dernier tour de piste avant disparaître…
Les futures trompettes de la renommée n’étaient pas si mal embouchées.

(Bruitage : coup de trompette)

***

22- ENTRE QUAT-Z-YEUX

Ann Rocard


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Depuis quelques jours, je n’avais plus les yeux en face des trous, la fatigue sans doute... J’avais donc pris rendez-vous chez le docteur Po — Pierre pour les intimes —, un ophtalmologiste compétent.


J’attendais dans la salle d’attente, quand un grand gaillard entra en boitillant, une casquette enfoncée sur la tête et des lunettes de soleil dissimulant son regard alors qu’il pleuvait à verse.
A vue d’œil, il me sembla plutôt louche, ce qui ne m’empêcha pas de le saluer :
« Bonjour, monsieur.
— T’as d’beaux yeux, tu sais », grinça-t-il en singeant Gabin.

Interloquée, je préférai replonger dans l’Odyssée d’Homère ; le gaillard ne croyait tout de même pas que j’allais lui susurrer un « Embrassez-moi » énamouré.


Il s’assit près de moi et me confia :
« Mon œil-de-perdrix me fait souffrir, à cause de l’humidité. »
Drôle de raison pour consulter un ophtalmo unijambiste. Bon pied, bon œil ! Je fis mine de compatir et murmurai :
« Entre quat’yeux, le docteur Pierre Po saura vous conseiller, il n’a pas les yeux dans sa poche.
— Quat’yeux ? Pourquoi quatre ? »

Je me mordis les lèvres, j’avais visiblement gaffé. Le grand gaillard était borgne... Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, marmonnait autrefois ma grand-mère en agitant sa canne blanche.
Mais dans la salle d’attente, nous n’étions que deux, le sacre était reporté aux calendes grecques. Homère à la rescousse !

Le drôle de type se pencha vers moi, un peu trop près à mon goût :
« Chez nous, c’est de famille. On a le compas dans l’œil.
— Ah ? Vous vous êtes blessé ? »
Il éclata d’un rire désagréable :
« On apprécie les distances et le reste avec exactitude. Mais j’ai besoin d’un nouveau monocle », ce qui corroborait l’histoire du borgne. « Au fait, on m’appelle le père Métrope. »
Il jeta un coup d’œil à la couverture de mon livre :
« L’Odyssée ? Ça me rappelle mon ancêtre qui avait des problèmes de sommeil.
— Il ne dormait que d’un œil ?
— C’est cela. Il aurait mieux fait de ne pas le fermer... Ça crevait les yeux que l’autre préparait un sale coup... »
Je ne voyais pas le rapport entre l’Odyssée et l’aïeul dont je me moquais éperdument.

« Ulysse, ça vous dit quelque chose, ma p’tite dame ? »
J’approuvais d’un signe, mal à l’aise. J’avais l’impression que derrière ses lunettes de soleil, le père Métrope me dévorait des yeux ou se rinçait l’œil.
« Bon, d’accord, papi était anthropophage, grimaça-t-il. Mais de là à l’aveugler... »

Je fixai la pendule : vivement que le docteur Po me fasse entrer dans son cabinet. Le gaillard devenait collant ; j’essayai en vain de rester à distance :
« L’aveugler ? Avec une lampe de poche ?
— Avec un gros pieu bien brûlant. Pauvre vieux Polyphème, plus moyen de faire les yeux doux à la poupée sur laquelle il bornoyait. »

Aïe ! Le gaillard se prenait pour un cyclope — rien à voir avec les cigarettes qui dépassaient de sa poche.


La porte du cabinet s’ouvrit enfin et le docteur Po sourit :
« Bonjour, madame, c’est à vous. Bonjour, monsieur Métrope. Pas de larme à l’œil aujourd’hui ? »
Le grand gaillard ôta sa casquette et ses lunettes...
Je faillis tourner de l’œil en découvrant l’incroyable réalité : un œil unique au milieu du front, une pupille hypnotisante cerclée de brun. Je n’en croyais pas mes yeux.

Le docteur Po m’entraîna en soufflant avec un petit rire :
« J’ai l’impression que vous lui avez tapé dans l’œil... »
Avant que la porte ne se referme, je perçus le clin d’œil que me lança le père Métrope, tout énamouré.

***





23- L’ABJECTIVORE

Ann Rocard


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Vous n’avez jamais entendu parler du dernier virus, l’abjectivore B ? Jusqu’à aujourd’hui, moi non plus.
Son nom vient du latin abjectus, participe passé de abjicere qui signifie laisser, rejeter, mépriser. L’abjectivore B est censé inspirer le dégoût et le mépris.

Depuis son apparition, il ne faisait guère de bruit, parasitant certaines araignées, surtout celles qui grignotent sournoisement le cerveau. Les signes extérieurs de la personne atteinte étant peu visibles, juste un « beurk » ou un mot grossier qui s’échappait de façon épisodique.
Mais après une mutation généticodyslexique et la lecture 3D d’une BD malfaisante, l’abjectivore B est devenu l’adjectivore D, le boulimique, engloutissant tous les adjectifs qui passent à sa portée... et quelques adverbes pour assaisonner le tout.


Ma cousine foldingue, détentrice de l’araignée silencieuse et de son occupant l’abjectivore mutant, s’éveille ce matin, la bouche pâteuse, cotonneuse, filandreuse, et elle m’envoie un sms qui ne lui ressemble pas :
« Viens vite rapidement incessamment précipitamment ! »
Elle qui est plutôt avare de ses mots, n’a jamais autant tapoté sur son portable.

Je me tourne vers mon perroquet, perché en haut de l’armoire :
« C’est grave, docteur ?
— Très grave », répond-il de sa voix nasillarde.


Pas une seconde d’hésitation. Je file aussitôt chez ma cousine Lili-Lou qui m’accueille en larmes :
« C’est horrible affreux monstrueux épouvantable effroyable abominable... »
Je l’interromps d’un soupir :
« Stop ! J’ai compris. Que se passe-t-il ?
—Je suis cernée, assiégée, entourée... »
J’écarquille les yeux : l’appartement est vide à part nous deux.

Lili-Lou pointe ses lèvres du doigt :
« Je ne peux pas m’en empêcher. Les mots sortent tout seuls, des adjectifs envahissants, insupportables, innombrables, exubérants...
— Stop ! »

Ma cousine plaque sa main droite sur sa bouche pour obtenir le silence. Et j’essaie de trouver une solution : comment faire cesser cette logorrhée pénible, désagréable, incommode, encombrante et j’en passe ?

D’après les dernières recherches, ce genre de virus se transmet par la parole, ce qui permet à la personne atteinte de passer le relais... Aïe ! J’aurais dû venir masquée, casquée, protégée... pour ne pas inhaler l’adjectivore D.


Lili-Lou semble soudain soulagée, allégée, rassurée, réconfortée. Par contre, je me sens oppressée, anxieuse, angoissée, stressée.
Un flot d’adjectifs incongrus, absurdes, dissonants, inopportuns s’accumule au fond de ma gorge.

Sans même saluer ma cousine, je fais demi-tour, dévale les escaliers et cours me réfugier chez moi où mon perroquet imperturbable, flegmatique, impassible, serein diagnostique sans hésitation :
« C’est grave, docteur ! Très grave ! »

***





24- ANONYMAT

Ann Rocard


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J’ai parfois envie de plonger dans l’anonymat, ce long fleuve tranquille qui serpente dans mon jardin secret et que j’aimerais tant découvrir.
Existe-t-il vraiment ?
Pourrais-je au moins l’apercevoir ou le longer, incognito et solitaire ? Incognito, deux ou trois peut-être ; le cognito étant comme chacun sait un état de bien-être, loin de toute interrogation.

Et je m’apostrophe avec véhémence :
« Mais dites donc... Médite donc ! Evacue les soucis, les pensées néfastes ! »


Position du lotus et bouche cousue. Peu après, je m’évade...
Lévitation imaginaire, je m’éloigne du monde dans un état d’apesanteur pour y puiser l’énergie nécessaire à un retour dans la vie réelle et trépidante.

(Bruitages : bourdonnement, souffle, écoulement d’eau…)


A l’écoute d’un bourdonnement, du bruissement de l’air, du murmure des feuilles, du trille d’un ruisseau... je flâne à la lisière d’un bois et suis un layon, effleurant à peine le sol.
Et là, je l’aperçois près d’un arbre. L’œil interrogateur et vaguement inquiet.
L’âne Onima.
Onima, cet âne mythique que je n’ai jamais croisé.

Je perçois dans son regard tous les clichés dont on l’affuble : lui, le symbole de stupidité, de méchanceté et d’entêtement.
Il semble me supplier :
« Laisse-moi une chance... Je ne suis pas celui qu’on croit. 
— Je le sais bien. Entre homonymes, nous nous comprenons. Tu es juste têtu, comme moi. »
A ces mots, ses oreilles s’agitent, ses babines se retroussent en un large sourire. N’allez pas prétendre que les ânes ne sourient pas ! Je suis témoin du contraire !


Malin comme un singe, Onima a saisi quelle était ma quête ; il me guide à travers bois jusqu’à un fleuve, — un long fleuve tranquille —, que j’identifie aussitôt : l’anonymat.
Je n’ai plus envie d’y plonger. Je me contente de le longer, échangeant des rires et des mots muets avec un âne, débarrassé de tout cliché.


Combien d’heures se sont écoulées ? Je l’ignore.
Une chose est sûre : Onima m’attend quelque part dans un espace-temps où règnent calme et sérénité.


***





25- J’EN PARLERAI À MON CHEVAL

Ann Rocard


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Aujourd’hui dimanche, je grimpe dans ma vieille deux-chevaux et décide de ne pas dépasser les 70 km/h sur les routes normandes. Qui veut voyager loin ménage sa monture !

Je suis invitée chez mon ami Marcel Canasson que je n’ai pas vu depuis des lustres. J’ai une fièvre de cheval, mais pas question d’annuler mon expédition ; Marcel prendrait le mors aux dents et couperait les ponts.
Ce n’est pas un mauvais cheval, mais il a parfois des réactions bizarres.
C’est plutôt un bon gars fidèle, à cheval sur les principes, avec des œillères quand il parle politique... Personne n’est parfait.


Autrefois il jouait aux courses, ça l’avait mis sur la paille. Il était obligé de manger à tous les râteliers car il avait toujours besoin d’argent, qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, même pour un turfiste.

Pauvre Marcel, selle de cheval, cheval de course, course à pied, pied à terre... Cette dégringolade avait fini par lui ouvrir les yeux et le remettre en selle. Finis les paris, les poches trouées, la vie de galopin, il s’était retranché dans son haras. L’élevage de chevaux, c’est son dada.


J’arrive donc dans son havre de paix et l’aperçois près de l’écurie.
Etalon sur le retour, la mâchoire chevaline, la crinière poivre et sel moins garnie que dans sa prime jeunesse.
Il semble faire preuve d’une énergie inaccoutumée, mais je ne vais quand même pas lui dire qu’il a l’air d’avoir mangé du cheval ; cela le ferait ruer dans les brancards... De plus, si j’ai bonne mémoire, il est végétarien.
« Hello, Marcel ! »

Bruitage : hennissement.

Il se précipite aussitôt vers moi en hennissant sa formule favorite :
« Hippipic hourra ! Bienvenue au haras ! »

Et il me fait faire le tour du propriétaire à bride abattue, relève avec tendresse un bourrin qui gesticule les quatre fers en l’air dans son livebox... Puis me présente les jeunes qui travaillent avec lui :
« Voici Charly O’Hara, un Irlandais très sympa. Mon poulain qui me remplacera dans quelques années. Je vais lui mettre le pied à l’étrier. » Et d’ajouter en riant : « Je crois que j’ai misé sur le bon cheval. »

Bruitage : galop.

Au pas, au trot, au galop ! Trop c’est trop, il réussit à m’épuiser.


Marcel Canasson ne se contente plus d’élever des étalons et des juments, il a peu à peu transformé son haras en centre équestre, dont il tient les rênes et où l’animal est roi. C’est d’ailleurs son cheval de bataille :
« Pas de mors, ni éperons ni cravaches ! »


Il voudrait m’emmener faire un tour, monter sur ses grands chevaux... qui plus est en amazone, mais je ne suis guère rassurée.
Marcel me jette un coup d’œil ironique :
« J’en parlerai à mon cheval.
— Ce que je dis ne t’intéresse pas ?
— Au contraire ! »
Croyez-le ou non, il a découvert les capacités thérapeutiques de son cheval favori : Ford Mustang.


Comme je ne le prends pas au sérieux, Marcel m’entraîne au pas de course vers le pré derrière la maison. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Chaud devant !
Séance improvisée qui sonde ma peur de la supériorité du cheval par rapport à l’Ann. Un problème de taille ! Mais je n’en dévoilerai pas plus...


Je n’ai pas vu le temps passer. Mon état grippal a disparu.
Avant mon départ, Marcel Canasson me propose un dernier verre :
« Le coup de l’étrier ! »
... Et une partie de petits chevaux. Chassez le naturel, il revient au galop !

Bruitage : galop.


***





26- OISEAU RARE

Ann Rocard


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Gaie comme un pinson, je suis partie, sac au dos et appareil photo en bandoulière. Partie là où le vent m’entraînerait... Et j’ai atterri sur une île qui se prétendait déserte.

Bruitage : cris de mouette et ressac.

Sur la plage, pas un chat mais un drôle d’oiseau, rouge comme un coq, qui avait un coup dans l’aile et bayait aux corneilles.

Je le saluai d’un bonjour pétillant. Il se contenta de bredouiller en chancelant :
« Je n’ai pas fermé l’œuf de la nuit... Ne croyez pas que je suis un fou de Bassan, sorti de l’asile. Go est lent, mais Ga est rapide.
— Pardon ?
— On me surnomme Papagano..
— Vous voulez dire Papagai... ?
— Papaga ! Papagano, ornithologue et fier de l’être, fier comme un paon évidemment. »


Après une nuit bien arrosée, le drôle d’oiseau renaissait de ses cendres, tel le phénix. Vaguement revigoré, il me fixa de son regard d’aigle éméché :
« Seriez-vous une tête de linotte à la cervelle de moineau ou la pie voleuse ? Attention, qui vole un œuf vole un bœuf ! »
Que voudrait-il que je fasse d’un bœuf ? J’étais tombée sur un bec. Il n’avait pas les œufs en face des trous, ce Papaga-là. Il valait mieux que je m’éloigne avant de lui voler dans les plumes.


Il ne m’en laissa pas le temps, me noyant sous un flot de questions, sans écouter les réponses que j’aurais pu lui fournir :
« Vous êtes journaliste ? Photographe ? Le petit oiseau va sortir ? Qu’est-ce que vous allez nous pondre ? Vous avez l’air de couver quelque chose... Un miroir aux alouettes ? »
Il se mit à siffler comme un merle La danse des canards et sortit une paire d’ailes de son sac. L’ornithologue était-il la réincarnation d’Icare ?

Il dut lire dans mes pensées car il précisa :
« Je ne suis pas manchot. Je réfléchis un peu plus que le fils de Dédale qui s’était collé des plumes sur les bras malgré le changement climatique. J’ai mis au point un système perfectionné. » Il leva les œufs au ciel. « Je vais enfin voler de mes propres ailes, sans avoir de comptes à rendre à mes crétins de supérieurs. »
A mon humble avis, Papagano se mettait le doigt dans l’œuf ; il allait se brûler les ailes et y laisser des plumes.


Imperturbable, l’ornithologue fixa son costume de héron au long bec emmanché d’un long cou, caqueta une dernière ineptie :
« Finie la politique de l’autruche ! »,
Puis agita les bras et s’éleva sans difficulté. L’oiseau s’était envolé et j’en restais le bec dans l’eau.

Bruitage : cris de mouette et ressac.

Soudain il zigzagua, semblant battre de l’aile... Le Papaga de ouf rima bientôt avec plouf.
Il refit vite surface et cacarda, tel un canard boiteux :
« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Alors, ma p’tite dame, qui est le dindon de la farce ? »


Bruitage : l’air de Papageno — La flûte enchantée de Mozart.


***





27- RAVÉLUTION CACOPHONIQUE

Ann Rocard


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Enfin un moment de calme. Je m’assieds devant mon piano — qui se prend parfois pour un quart de queue — et m’apprête à pianoter. Et là ! Rien ! Ma main droite refuse de jouer avec ma main gauche. Mes doigts s’agitent et protestent. On se croirait à l’Assemblée Nationale. Aucun terrain d’entente.
« Tu n’as qu’à passer ton Bach en solo !
— Ravélution ! Ravélution ! »

Ma main droite lève le poing et braille avec ferveur :
« C’est la flûte finale ! Groupons-nous... Pas deux mains ! »
La gauche préfère une chopine à Chopin. C’est tout juste si mes 10 doigts ne vont pas en venir aux mains. Les majeurs se dressent grossièrement. L’auriculaire gauche crie « Pouce ! », mais sa voix est couverte par une symphonie de couacs ! 

Je n’ai plus aucun pouvoir sur mes mains qui prônent l’indépendance cacophonique totale.
L’annulaire droit est sur la touche la plus aiguë du clavecin bien tempéré. L’index gauche rappe une rhapsodie et ses voisins brahmsent à tue-tête :
« Y a pas de lézard ni de Mozart !
— Deux Bussy sinon rien !
— Savez-vous planter des choux Bert ? 
— Pas touche ou je fais un Malher ! »

(Bruitage : cacophonie pianistictoc)

Enfer et damnation ! Je préférais quand mes mains se tournaient les pouces sans produire le moindre son. A présent je suis cernée par les graves, transpercée par les dièses et les accords désaccordés.
Je saisis mon trousseau de clefs entre les orteils puisque mes mains ne m’obéissent plus... et ne conserve que les clefs de sol et de fa. Je ne vais quand même pas me taper sur les doigts avec une clef anglaise.
L’essai n’est pas transformé. Mes mains se débarrassent des deux clefs quand elles passent à leur portée. D’ailleurs elles n’y vont pas de main morte et je n’ai plus qu’à mettre la clef sous la porte.

(Bruitage : cacophonie pianistictoc)


Comme j’ai voix au chapitre, j’essaie d’interrompre le cataclysme déglingué, en imitant John Wayne dans un ultime western :
« Haut les mains ! » Résultat : zéro.
« Qui va piano va sano ! Et pour ceux et celles qui ignorent l’italien, traduction : qui va doucement va sûrement ! »
Le niveau sonore a plutôt tendance à s’intensifier.

(Bruitage : cacophonie pianistictoc)

Je tente vainement d’obtenir le silence :
« Pause ! Demi-pause ! »
Mais j’abandonne avec un dernier soupir. Le maestro, qui s’imaginait pouvoir jouer de main de maître dans une cinquantaine d’années, n’est plus maître de ses mains.


Ça me rappelle Ludwig, mon accordeur fidèle et pompier bénévole, qui m’avait demandé ma main quand je sabotais La lettre à Elise. Je lui avais alors rétorqué :
«  Oui, mais laquelle ? Tu es sûr de toi ? Je n’en mettrais pas ma main au feu... »
Comme il n’avait pas d’humour, il avait préféré épouser une contrebassiste surdouée et gâtée par la nature grâce à ses six doigts de la main gauche.

(Bruitage : début de La lettre à Elise de Beethoven)


Laissons de côté les souvenirs, car mon problème actuel est loin d’être réglé.
Première option : je pourrais assommer les contestataires d’un coup de boule sur un coup de tête... Non, pas question de me compromettre, de me salir les mains, je finirais par m’en mordre les doigts.
Deuxième option : mettre la main à la pâte à tarte... Encore faudrait-il que mes paluches soient d’accord.
Troisième option : mimer l’indifférence. « Je m’en lave les mains », dirait Pilate métaphoriquement en sortant sa pierre ponce. Ah non, pitié ! Je ne vais pas passer le reste de ma vie, scotchée sur mon tabouret, à écouter un concert bas de gamme.
Alors que faire ? Je suis à deux doigts de l’apocalypse...

(Bruitage : cacophonie pianistictoc)


J’aperçois soudain un fil étrange au creux de mes paumes, un fil qui s’allonge peu à peu. Un poil dans chaque main ! Le rythme diabolique s’apaise, les fausses notes se délitent... Pianissimo pianissimo. Un dernier coup de pouce et le silence revient. Les doigts dans le nez, comme si rien ne s’était passé.
Pourtant les poils sont bien là et mon espoir de pianoter dans une cinquantaine d’années s’est évanoui en fumée.


***





28- CARTOMANCIE OU CARTOMENSONGE ?

Ann Rocard


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Je me pose certaines questions quant à l’avenir. J’ai donc pris rendez-vous chez un tarologue nommé Tartarin ; mon frère m’a d’ailleurs traitée de tarée. J’aurais préféré rencontrer une voyante qui perdrait la boule ou se noierait dans du marc de café, mais je n’en ai pas trouvé à proximité.

En général les bonimenteurs ne m’attirent guère ; j’ai pourtant envie de tenter l’expérience. Si les prévisions ne se réalisent pas, j’aurais bêtement jeté de l’argent par les fenêtres et dans la bourse ou la vie d’un tarologue certifié pur jus. Cartomancie ou cartomensonge ? Les mois à venir m’apporteraient la réponse.

Deux précautions valent mieux qu’une ! Avant de me rendre chez Alfonse Tartarin, j’ai consulté la bible du tarot de Jodorowsky et repéré les vingt-deux arcanes majeurs qui pourraient être de bon ou mauvais augure. Vingt-deux cartes colorées dont certaines me font froid dans le dos.


J’arrive enfin dans l’antre du tarologue, affublé de moustaches à la Hercule Poirot. Regard sombre et visage pâle. Je détaille discrètement les bougies vacillantes, les volutes d’encens prétendu bio, les murs piquetés de minuscules points lumineux, ainsi que deux chaises de part et d’autre d’une petite table recouverte de velours noir.

Ce n’est pas l’endroit qui m’intrigue, mais plutôt le pseudonyme choisi par ce spécialiste, prêt à abattre ses cartes : monsieur Tartarin comme l’antihéros d’Alfonse Daudet. Etrange, non ? Ce tarologue serait-il originaire de Tarascon ?
« Bonjour, madame », me dit-il d’une voix grave sans le moindre accent du midi et il ajoute en me montrant une chaise : « Asseyez-vous. »
Lui-même prend place de l’autre côté de la table.


J’ai l’impression d’être l’héroïne d’une série B, prête à se laisser embobiner par un charlatan notoire... Va-t-il me tirer les vers du nez ou simplement les cartes ?
Alfonse Tartarin toussote pour rompre le silence :
« Hum hum. Que voudriez-vous savoir ?
— Si possible, j’aimerais y voir plus clair en ce qui concerne ma vie professionnelle et amoureuse, avant la fin de cette année.
— Tout est possible, chère madame. Je ne suis pas là pour brouiller les cartes, mais pour vous dévoiler un avenir plus ou moins proche. Détendez-vous et concentrez-vous ; il n’y a pas de quoi stresser. »
Facile à dire quand on se contente de battre les cartes et qu’on n’est pas un personnage de série télé !


Le tarologue étale lentement un éventail de cartes, les vingt-deux arcanes majeurs, faces cachées sur le velours noir :
« Je vous propose d’en tirer trois : la première concerne votre état actuel, la seconde votre cheminement au cours des prochains mois, la troisième qui répondra à votre question professionnelle et personnelle. Cela vous convient-il ? »
J’approuve d’un battement de cils, la gorge nouée.

Mon frère a raison : je suis complètement tarée. Qu’est-ce que je fais dans un endroit pareil, sous l’emprise d’une parodie d’Hercule Poirot à qui j’ai laissé carte blanche ? Mon état actuel, je le connais : je risque de perdre mon travail et depuis peu, mon compagnon se sentant vieillir a rajeuni les cartes... ou plutôt rajeuni les cadres en s’amourachant d’une gamine de trente ans de moins que lui.


Alfonse Tartarin interrompt mes réflexions intenses et déprimées :
« Concentrez-vous, s’il vous plaît. Maîtrisez vos pensées ou je ne pourrai pas vous aider. »
Il effleure le dos des cartes, en choisit trois, l’une après l’autre, laissant planer le suspense. Il ne manque que la musique angoissante de la série BBB.

Puis il retourne au ralenti la première carte en grimaçant :
« Le Diable. Aïe, ça commence mal. »
Il n’a pas dû lire le bouquin de Jodorowsky ou c’est moi qui n’ai rien compris. Je croyais que chaque arcane comportait des aspects positifs et négatifs. De plus, mon état actuel est déjà suffisamment diabolisé, c’est pourquoi je m’empresse de suggérer :
« Je voudrais qu’on passe directement à la carte numéro deux.
— Si vous insistez. »
Et le tarologue fait apparaître l’Arcane sans nom, le squelette ambulant qui coupe des têtes à grands coups de faux et vous donne des suées froides.

Alfonse Tartarin me jette un coup d’œil compatissant :
« Ça ne s’arrange pas. Il va falloir élaguer, supprimer le superflu et ne garder que l’essentiel. »
Pas besoin de me mettre les points sur les i. Se connaître soi-même est l’unique aventure qui vaille d’être tentée, dixit Alejandro Jodorowsky. Cette consultation tarololologique ne m’apportera pas le moindre indice. J’aurais dû suivre les conseils de mon frère qui déteste divan et divination.
Autant ne pas découvrir la dernière carte. L’avenir proche m’en dira plus sur mon boulot, réduit au bulot, et la rencontre hypothétique d’un prince qui n’aurait rien de charmant.


L’Etoile, l’arcane XVII, pétille soudain dans le regard sombre du tarologue et son visage s’éclaire d’un demi-sourire halluciné.
Le voilà qui élabore un château de cartes. La Force soutient l’édifice, encouragée par la Tempérance qui verse de l’eau dans son vin.
La Maison Dieu se redresse, tour éclatante hypnotisée par la mandorle au centre de laquelle danse une femme nue — la Maison Dieu et le Monde dont Freud appréciait sans doute les symboles.
L’Amoureux n’hésite plus une seconde. Le Soleil est dans la Lune. Le Pape et la Papesse ne se quittent plus des yeux.
Le squelette reprend du poil de la bête et laisse tomber sa faux. Le Diable s’en saisit et s’écrie : « Nom de Diou ! La vie est devant nous. »
L’Empereur et l’Impératrice expérimentent un coup de foudre alchimique. Bernard l’Hermite se moque du temps qui passe et la Justice s’en balance.
Le Chariot ne s’éloigne pas au galop, profitant enfin de l’instant présent. La Roue de la Fortune donne un dernier tour de manivelle pour passer à autre chose. Le Mat détache le Pendu qui se tournait les pouces, suspendu par un pied : « Lâche prise et laisse tomber ! »
Au Diable le Jugement dernier ! Il est temps d’agir, de bâtir des châteaux en Espagne avec ou sans cartes, d’abandonner les GPS pour foncer sur les chemins de la vie, tel le Bateleur, un balluchon sur l’épaule et la tête dans les étoiles !


Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Soulagée par le dénouement, je dépose un billet sur la table et quitte l’antre d’Alfonse Tartarin en disant :
« Au fait, savez-vous que le taro — sans T — est une plante tropicale dont le tubercule est comestible ? Bon appétit. Je vous enverrai des cartes postales. »
Et je referme la porte sur un passé dépassé. L’avenir ne fait que commencer...


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29- RANDONNÉE OU CANICULE…

Ann Rocard


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Enfin le temps des vacances. J’improvise une randonnée dans la Manche — le département, pas la mer. Quoique... J’aurais pu tenter le débarquement en Angleterre par voie des eaux, masque et tuba à l’appui. Ce sera pour l’an prochain.


Me voilà donc sur le chemin des douaniers au Sud de Granville, sac au dos et sourire aux lèvres. « Marche ou crève ! » conseillait souvent mon grand-père Robert. J’ai toujours opté pour la première solution.
Le dit grand-père avait tendance à se répéter :
« La marche est le meilleur remède pour l’homme, même Hippocrate l’affirmait. »
A cette époque, j’ignorais qui était cet Hippocrate, sans doute l’un de ses nombreux copains, comme le tonton Platon ou Descartes, le spécialiste des cartes en tous genres.
Mon grand-père avait établi une liste de tous les bienfaits de la marche qu’il nous assénait chaque semaine : tension artérielle topissine, densité osseuse et compagnie. J’avais fini par en assimiler le contenu et pris goût aux randonnées solitaires.

(Bruitage : cris de mouette)

Au loin, la silhouette du Mont-Saint-Michel se découpe sur le ciel et je souris de plus belle.
A peine consciente d’améliorer ma condition physique et ma santé mentale, j’avance à mon rythme. Inspiration, expiration, inspiration, expiration... Un pied devant l’autre... Et mes pensées s’envolent.

J’en oublie presque le dérèglement climatique qui pourtant me saute aux yeux. L’herbe est grillée, la terre se craquelle et le niveau de la mer s’élève à vue d’œil. Egoïstement je laisse ces considérations de côté, confondant les cris d’une mouette et d’hypothétiques gouttes de pluie. Je barbote dans des flaques imaginaires et foule l’herbe verte d’un sentier désertique.

(Bruitages : cris de mouette, puis bruit de pas rapides)

Des pas se font entendre. Un randonneur me rejoint et m’assène quelques platitudes sans me laisser le temps de répondre :
« Bonjour. Ça va ? Y a plus de saison ! J’aurais dû estiver à la campagne au lieu de gambader en plein été caniculaire. Pas vous ? Attention à ne pas marcher à côté de vos pompes ! » ajoute-t-il en riant.
Estiver ? Kézako ? J’entrouvre la bouche pour tenter d’enrichir mon vocabulaire, hélas l’homme s’éloigne déjà au galop après m’avoir encouragée d’un signe.


Je savoure à nouveau le silence, mais il fait de plus en plus chaud. Canicule rime avec ridicule, j’aurais dû me renseigner avant de partir toute guillerette. Les vagues de chaleur sont prévisibles. Les cartes météo virent au rouge, parfois même au violet ; le copain de mon grand-père en avait sans doute parlé dans l’un de ses ouvrages.

Ma bouteille d’eau est déjà vide et je me traite de gourde. J’ai l’impression d’être un glacier qui fond en accéléré. Je ne serai bientôt plus qu’une mare minuscule qui ne fait marrer personne ; ma randonnée sera à l’eau — façon de parler.

Une voix intérieure, aux accents de papi Robert, me susurre alors :
« Que ton aliment soit ta seule médecine, dixit encore Hippocrate. »
Mon sourire se fige. Il aurait pu me le dire plus tôt. Je serais allée dans un restaurant bio au lieu de me liquéfier, sac au dos.

(Bruitage : eau qui coule)


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30- GOURMANDISE

Ann Rocard


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Adaptation radiophonique d'un sketch écrit il y a longtemps et souvent joué.
Texte lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en septembre 2021.




Il faut absolument que je vous raconte ce que j’ai vécu hier. J’en ressens encore toute l’amertume sur le bout de la langue que j’ai tournée sept fois dans ma bouche sans parvenir à évacuer cette sensation désagréable.
Donc hier matin, je me suis retrouvée sur le banc des accusés et j’ai pris la parole :


« Monsieur le juge, mesdames et messieurs les jurés... J’ai été prise en flagrant délit de gourmandise, au point de ne pas être dans mon assiette.
Quand le juge d’instruction m’a convoquée, il m’a parlé comme si j’avais tué le primeur de mon quartier. Erreur ! Je lui ai juste emprunté ce fruit à la peau verte que vous pouvez admirer. Cela vous intrigue, n’est-ce pas ? Eh bien, je n’en pas l’utilité. Je serai mon propre avocat.

Rassurez-vous, je ne vais pas pleurer comme une madeleine. Grâce à mon voisin vietnamien, j’ai les accessoires appropriés : baguettes et bol de riz. Je vais donc mettre les bouchées doubles, prendre des baguettes pour ne pas dire des pincettes, et utiliser l’humour, car le riz est le propre de l’homme.

Bruitage : bruits de bouche.

Hum, un sushi sans souci, c’est l’extase, j’en ris et j’en souris... Qui a ri rira, vous ne me contredirez pas. Mais pardonnez-moi, je m’égare.

Monsieur le juge, mesdames et messieurs les jurés... La gourmandise est un vilain défaut qui ne fait de mal à personne sauf à celui qui a l’estomac dans les talons.
L’escargot, par exemple. Admirez la forme de sa coquille. Mesdames et messieurs les jurés, je vous le demande : ai-je une tête d’escargot ? Non, bien sûr, et je vous jure que je ne me recroqueville jamais dans ma coquille, surtout pas dans du beurre d’ail persillé !


Je vous en prie : ne me laissez pas mariner, cuire dans mon jus ! Rendez-moi la liberté !
Je sais ce dont j’ai besoin, je n’ai pas les œufs dans mes poches, seulement un œuf tout neuf, comme celui-ci que je sors intact de mon sac.

Bruitage : sac dans lequel on fouille.

Mesdames et messieurs les jurés, on ne fait pas d’omelette sans casser des yeux. C’est pourquoi j’ouvre l’œuf et le bon. Vous allez me dire : qui mange un œuf mange un bœuf ? Mais non, les petites bêtes ne mangent pas les grosses.


Regardez-moi, je ne suis plus que l’ombre de moi-même : peau de pêche, pâle comme un navet. Et à parler pour des prunes, je vais finir par tomber dans les pommes. Ahhh... Ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un léger malaise.

Oui, mesdames et messieurs les jurés, je veux le beurre et l’argent du beurre pour en mettre dans les épinards. Je veux rester gourmande et être acquittée.
Les carottes sont cuites. La banane est dans votre camp. À quelle sauce vais-je être mangée ? »

Bruitage : coup de maillet.

Je vous laisse imaginer la suite.


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31- QUI NOUS MÈNE EN BATEAU ?

Ann Rocard


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Mon voisin le père Merlu nous a inscrits tous deux à une formation ou plutôt il m’a entraînée comme un chalutier traîne son filet.
« Une formation pour vous aider à évoluer vers un objectif, grâce à des facilitateurs, des coachs professionnels qui ne décideront rien à votre place », a-t-il précisé.
Vers un objectif, pourquoi pas ? Oui, mais lequel ?

J’avais sans doute l’air dubitative, car Merlu a gloussé d’un air entendu :
« Histoire de se jeter à l’eau, la formation aura lieu sur un ketch.
— Quetsche ?
— Ketch, le voilier à deux mâts ; le plus grand étant situé à l’avant. »
Il s’est lancé dans une longue explication dont je n’ai retenu que quelques mots : “bôme” du tigre, safran non épicé, gréement au gré du vent...
Je rêve depuis longtemps de découvrir les joies de la navigation, mais je n’ai pas encore eu la chance de mettre les pieds sur un bateau. C’est pourquoi j’ai fini par faire confiance à mon voisin et accepter ces trois jours de formation avec coachs triés sur le volet.

(Bruitage : port, bord de mer)

« Larguez les amarres ! »
Le skipper sans ski joue les chefs d’orchestre et j’observe, intriguée, les différentes manœuvres, en murmurant :
« Il était un petit navire qui n’avait ja ja jamais navigué... »
Quand j’étais enfant, j’adorais déposer des bateaux en papier dans les caniveaux, les jours de pluie. Je les suivais des yeux et chantonnais :
« Ohé, ohé, matelot ! Matelot navigue sur les flots... »
Aujourd’hui a lieu mon baptême de mer. Je me sens l’âme d’un moussaillon.

(Bruitages : mer, vagues)

Le ketch s’éloigne de la côte. Nous croisons deux amoureux enlacés dans un kayak qui se gondole, un drakkar peuplé de Vikings carnavalesques, un vieux galion... et trois goélands sur une goélette.
Plus loin, une mouette qui se prend pour un bateau-mouche nous survole en bzzzzzbzzzzziant.

(Bruitage : mouche)

Nous faisons enfin connaissance avec la bande de coachs du ketch. D’habitude ils s’entrecoachent mutuellement et leurs rencontres finissent souvent en match de catch. Certains se retrouvent même scotchés sur le sol ou le pont d’une embarcation.
Mais aujourd’hui, ils semblent relax, à peine inquiétés par le roulis ou le tangage. En effet, ils ont été triés sur le volet, comme aurait dit Rabelais. Pas de nausée ni de mal de mer. Que des coachs au pied marin. Ce qui n’est pas le cas des coachés, tel le père Merlu dont le visage a viré au vert. Je constate avec satisfaction que pour l’instant je ne suis pas malade malgré la valse des vagues. Bravo, moussaillon !

(Bruitages : vent, vagues)

Le vent a forci depuis notre départ. Le skipper nous rassure :
« Aucun avis de vent frais ! Pas de souci ! » Tandis que les objectifs des uns et des autres s’égrènent dans le souffle incessant.
Heureusement nous portons tous des gilets de sauvetage et le skipper semble compétent, seul maître à bord après Dieu — hum, encore faudrait-il qu’il existe !
« Pas de souci ! » répète le skipper au sourire présidentiel.
Nous sommes tous dans le même bateau. Rien à voir avec le radeau de la méduse... et de toute façon, la côte n’est pas si loin. Oui, pas de souci, mon capitaine !

(Bruitage : vent qui forcit)

Pauvre Merlu ! Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Je compatis.
Soudain un cri de stupeur. Le skipper vient d’avoir un malaise. Y a-t-il un médecin à bord ? Un moustachu se précipite aussitôt...
Et tout s’accélère. Le ketch n’a plus de maître et Dieu n’intervient pas. Les coachs plongent dans l’océan sans hésiter, soudain pris d’une envie incompressible de jouer aux quilles. Partir, s’enfuir ! Les objectifs n’ont plus de raison d’être.

« Il faut changer de bord, retourner sa veste ! crie un type qui n’en porte aucune.
— On doit affaler les voiles ! » hurle un bonhomme bien en chair qui doit en avaler de toutes les couleurs.

Je n’y connais rien mais je saisis le truc qui permet de diriger le bateau.
Le bonhomme grimace, les yeux comme des billes de loto :
« Vire de bord ! Empanne !
— En panne ? Quelle panne ? No comprendo.
— Non, plûte lofe, tire la barre à toi ! Vire lof pour lof ! Change d’amure ! »
Quelle armure ? Je n’y comprends goutte et suis aveuglée par l’écume. Qu’est-ce que je fais dans cette galère ? Je suis sûrement la réincarnation d’un pauvre gars, enchaîné sur un banc et contraint de ramer toute sa vie.

(Bruitage : vent de plus en plus fort)

Heureusement, une armoire à glace se saisit de la barre en ordonnant :
« Barre-toi ! »
Je m’éclipse, sauvée par le gong.

Le type sans veste décide enfin :
« Chaloupes à la mer ! Les femmes et les enfants d’abord, toujours dans les naufrages ! »
Aucun enfant. Je suis la seule femme à bord et je saute dans une espère de youyou. Les coachs et les coachés s’agglutinent dans les embarcations. Le père Merlu vomit tripes et boyaux...
Quant à mon objectif, il est enfin trouvé : regagner la côte, saine et sauve.

(Bruitage : vent)

Le vent s’apaise peu à peu et je m’éveille, en nage, sous ma couette. Mon téléphone vient de bipper ; je découvre un sms du père Merlu :
« Désolé. La formation est annulée faute de participants. Bonne journée à vous. »


***





32- ARACHNOPHOBIE ?

Ann Rocard


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Les araignées, dites aussi aranéides, trouvent souvent refuge sur mon balcon... et parfois dans mon appartement. J’ai toujours été fascinée par l’architecture de leurs toiles, surtout quand la rosée ou le givre se déposent sur ces œuvres d’art.

L’an passé, je me suis glissée dans la peau d’une arachnologiste pour découvrir l’univers de ces bestioles, dotées de six à huit yeux.
J’étais persuadée que le fil au bout duquel elles se balançaient, sortait de leurs bouches. Erreur ! La soie liquide est secrétée par des filières, situées côté ventre, à l’arrière de l’abdomen : cette soie se solidifie au contact de l’air quand miss Aranéide la tire avec ses pattes. Incroyable, mais vrai ! En remontant le long de son fil, elle crée une boucle qu’elle embobine souvent sous forme de pelote.
Je ne vais pas vous ennuyer avec tous ces détails ; je pourrais vous en parler pendant des heures.


(Bruitage : trois coups)

On frappe à la porte, ce doit être Aurore Tassardine, une copine par intérim que j’ai invitée pour faire plus ample connaissance. Nous courons de temps en temps de conserve, mais n’allons jamais en boîte.

Je la fais entrer, ravie qu’elle ait accepté mon invitation.
Elle s’assit sur le canapé, découvrant avec plaisir mon petit havre de paix. Soudain elle fixe le plafond...
« Horreur ! » hurle Aurore en pointant du doigt un cousin qui ne fait de mal à personne.
Elle vacille, pâle comme la mort. J’essaie en vain de la calmer :
« Araignée du matin chagrin, araignée du soir espoir ! Vu l’heure qu’il est, cette vision est de bon augure. Cette toile est notre bonne étoile. »


Aurore s’affale sur le canapé, les yeux exorbités, au bord d’une crise d’apoplexie. Catastrophe. J’ignorais qu’elle est arachnophobique.
Je fais aussitôt appel à toutes les informations que j’ai emmagasinées afin de dédramatiser la situation :
« Le cousin — notre lointain cousin d’ailleurs — n’est qu’une des 50000 espèces connues. Rien à voir avec la mygale, la veuve noire ou la recluse.
— 50000 ? C’est horrible ! »

Tentative ratée, ce qui ne m’empêche pas de poursuivre :
« Les araignées ont un rôle écologique capital.
— Je m’en moque...
— Elles sont ovipares comme les oiseaux ; elles enveloppent leurs œufs dans un cocon de fil de soie. Merveilleux, n’est-ce pas ? »
Seul un gémissement me répond.

«  Leur fil est souple comme le caoutchouc, résistant comme l’acier. Les chirurgiens s’en servent comme fil de suture... »
J’aurais dû éviter cette précision car Aurore est passée sur le billard récemment. Elle doit être en train de visualiser la quantité de fil d’araignée disséminée dans son propre ventre, avec ou sans bestioles.


Il est temps de changer de sujet. Pas moyen de la remettre sur pieds en tentant de lui transmettre ma passion arachnophilique.
« Un petit remontant ? Qu’est-ce qui te ferait du bien ? »
Aurore secoue vaguement la tête et bafouille :
« C’est lui... lui ou moi.
— Qui, lui ?
— Ton... ton cousin.
— Je n’ai que des cousines. » Il me faut une seconde pour faire le lien avec la pauvre petite bête inoffensive qui se balade au-dessus de la fenêtre. « Tu veux que je lui dise d’aller voir ailleurs si j’y suis ?
— Oui... »

Je grimpe sur un escabeau et récupère délicatement l’araignée aux longues pattes fines, puis la dépose sur mon balcon.
Je sers ensuite un petit verre d’alcool transparent à ma visiteuse pour lui redonner des couleurs, évitant de lui conter l’histoire d’Arachné, cette jeune Lydienne qui tissait mieux que la déesse Athéna elle-même.
Athéna furieuse avait détruit le travail d’Arachné et celle-ci, humiliée, était aller se pendre. Athéna l’avait alors transformée en araignée, condamnée à tisser sa toile éternellement. Hummmm... Ce mythe risquerait de donner de mauvaises idées à ma copine joggeuse. Sa vie ne tiendrait plus qu’à un fil.

Je préfère évoquer notre prochain parcours jusqu’à ce qu’elle reprenne du poil de la bête et quitte mon appartement.
Je me sens quand même un peu fautive ; j’ai sans doute remué le couteau dans la plaie. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?
Seule demeure une incertitude : aurait-elle une araignée dans le cerveau...


***





33- BOBINE DE FIL DE SOIE

Ann Rocard


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Ce n’est pas une nécrologie que je griffonne ce soir. A la demande de Canette — sa sœur jumelle —, c’est un au revoir à une boule de poils pleine de tendresse : ma Bobine de Fil de Soie.


Ces mots sont pour toi, Bobine, la chatte la plus gentille qui ait partagé quelques années de ma vie.
Je t’avais nommée ainsi car tu avais l’âge de ma petite-fille Ariane... au grand dam de ma nièce, horrifiée que de si beaux chatons puissent s’appeler Bibine et Canette.
Tu es témoin, Bobine : la bière n’a jamais coulé sous mon toit.

Pour ceux qui l’ignorent, la canette est la mini bobine placée au-dessous de l’aiguille de la machine à coudre. La bobine du haut et la canette du bas sont donc inséparables.

Cependant les chemins finissent toujours par se séparer... espérant se recroiser un jour. Peut-être.


Les nombreux chats qui vous ont précédées revendiquaient sans cesse leur gouttière. Gaston, Jenny-too-much, Eulalie et j’en passe. Toi, Bobine, et ta jumelle n’aviez rien demandé à personne, mais vous êtes nées dans la peau de Sacrés de Birmanie, ces chats très sociables, colourpoint aux grands yeux bleus, affectueux et chaussés de gants blancs caractéristiques.


De nombreux écrivains aiment les chats. Chacun apprécie à sa guise indépendance et fidélité, affection, délicatesse, présence qui sait être discrète et tant d’autres qualités.
Les chats ne sont jamais très loin quand les mots glissent sur le papier. Ils écoutent mine de rien poèmes et nouvelles quand les auteurs les relisent à voix haute... Ils écoutent comme s’ils se frayaient un chemin entre les pages, y laissant l’écho de leur silhouette et des poils épars.

Ne m’en veux pas, Bobine, si ce soir je revisite ton histoire et lui ajoute les grains de folie qui me permettront d’en rire.


Il y a plus de 13 ans, tu arrivas chez moi avec ta jumelle, après un long voyage car votre mère vivait chez ma sœur en haut d’une montagne suisse. Celle-ci m’avait donné deux chatons, et j’étais ravie de vous accueillir.
Tu étais si drôle, Bobine, avec tes dreadlocks derrière les oreilles ; quand tu courais en sautillant, les dreads s’agitaient telles des ailes d’oiseaux. Il paraît que le dieu Shiva et ses disciples en avaient déjà il y a des millénaires. Tu les as peut-être imités. Peu à peu les dreadlocks ont disparu, remplacées par des bouclettes brunes, mais ton côté rasta est resté.


De fil en aiguille, Bobine, tu ne m’as jamais donné de fil à retordre. Tu n’étais que douceur.
Tu étais le chat qui sourit. Pas de sourire vaguement carnassier comme celui du chat de Lewis Carroll. Non, un sourire tendre, semblable à ton regard.
La nuit, tes pupilles s’agrandissaient et brillaient d’un rouge fluorescent, histoire de lancer un clin d’œil à Edgar Poe ou Stefan King. Le seul moment où tu ressemblais à un petit diable qui rentrait vite dans sa boîte et se pelotonnait contre sa sœur.


Comme Canette, tu ne respectais pas la moindre expression.
Tu restais blanche, même au cœur de la nuit. Tu ne connaissais aucun rat, juste les rastas de passage dont les dreadlocks te rappelaient ton enfance.

Ne jamais éveiller un chat qui dort ? Aucun danger en ce qui te concernait ; tu ouvrais un œil — et le bon —, t’étirais avec nonchalance en agitant tes vibrisses et ronronnais une phrase que je n’ai jamais su traduire.

Tu ne partais jamais très loin ; les souris n’avaient pas le temps de danser. En traversant le jardin, tu faisais mine de ne pas voir deux ou trois mulots apeurés. Quant aux oiseaux, tu les observais, immobile et admirative, rêvant sans doute de pouvoir un jour les imiter. Un coup d’aile et le grand huit jusqu’aux nuages ! Quelle patte de velours ! — pour ne pas dire « Quel pied ! ».

Ta sœur Canette étant tombée dans une bassine, elle t’avait relaté l’expérience ; mais tu n’avais pas vraiment assimilé le proverbe « Chat échaudé craint l’eau froide ».

Ce qui est sûr : jamais de coup de griffes ni de morsures ; pas de chats à fouetter ni de chat dans la gorge ! Tu étais non-violente et tu miaulais à qui pouvait te comprendre la célèbre citation de Gandhi : « Un homme cruel avec les animaux ne peut être un homme bon. »
Et quand quelqu’un donnait sa langue au chat, tu n’en voulais pas. L’air de dire : « Je ne mange pas de ce pain-là. »


Je ne détaillerai pas toutes les années que nous avons partagées, les chutes, les remontées, le soleil et la pluie...
« Un chat retombe toujours sur ses pattes » était l’unique expression que tu approuvais.
Il y avait longtemps que tu ne jouais plus à chat perché, te déplaçant au ralenti, avec difficulté. Bobine bobinette cherras, bobinette chérie, tu ne tomberas pas plus bas.
Ta vie ne tenait plus qu’à un fil de soie, et ce soir, tu t’es envolée tel un oiseau fragile.

Enfin, c’est ce que j’imaginais. Il n’en est rien. « Ça plane pour toi ! » si j’en crois les paroles de Plastic Bertrand qui ne volent pas bien haut.
Tu t’es débarrassée de ta peau d’apparat et tu ne conserves que ta lumière intérieure.
Nous finirons tous par te rejoindre. En attendant, bon vol interstellaire.

***





34- ECHEC ET MAT !

Ann Rocard


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Le p’tit Merlu a voulu m’apprendre à jouer aux échecs. Je n’ai jamais été attirée par ce jeu, mais pour lui faire plaisir, j’ai accepté. Il faut toujours faire plaisir au p’tit Merlu ; son voisin de père est mon dentiste et je préfère être dans ses petits papiers.
Je croyais avoir des bases, hélas il a fallu tout reprendre à zéro, car je ne voulais placer les pièces que sur les cases noires.

« Eho, Cendrillon ! »
Je vous en ai déjà parlé, c’est le surnom que me donne le p’tit Merlu, amateur de contes de fées.
« Cendrillon, il te manque une case ? On ne joue pas aux dames...
— Il y en a deux pourtant. »
Le p’tit Merlu me fixe, l’air désolé :
« Deux reines, une blanche et une noire. Il y a aussi deux rois.
— Comment les reconnaît-on ? »

Le gamin hausse ses petites épaules qui me paraissent soudain gigantesques :
« Grâce à leurs couronnes évidemment. Couronne masculine ou féminine. Adjectif, on accorde avec le nom, je l’ai appris à l’école. »
J’observe les quatre têtes royales et ne parviens pas à distinguer le féminin du masculin, ce qui me fait sourire :
« Ça leur permet peut-être de tirer les rois. Mais où est la galette ? »
Le p’tit Merlu n’a pas beaucoup d’humour. Jouer sur les mots ne l’intéresse pas, il préfère les échecs.


Retour à la case départ !
« Bon, Cendrillon, un peu de concentration ! comme dit ma maîtresse. »
Et il dépose les pièces avec précision sur l’échiquier :
« Chacun à sa place... La dame blanche sur une case blanche et son roi à côté.
— Ils ne divorcent jamais ? »
Le p’tit Merlu s’arme de patience en manipulant des pièces coiffées d’une mitre. Plus on est de fous, plus on rit ! La partie s’annonce bien.

Puis il sort la grosse cavalerie : 2 chevaux par couleur, éternelles deudeuches qui font souvent cavalier seul, et quatre tours qui montent au créneau.
« Pour finir : les pions ! annonce-t-il.
— Des soldats en quelque sorte ?
— Si ça peut te faire plaisir, Cendrillon. »
Ça ne me fait pas plaisir du tout. Encore un jeu de guerre où le but est de trucider l’ennemi. La dame blanche ne fait pas de l’œil au roi noir, elle essaie tout simplement de s’en débarrasser. La tour, prends garde ! Et les mitrés sont fous à lier.
« Je prends les blancs, tu as les noirs, décide mon adversaire. C’est moi qui commence. »


Le p’tit Merlu se lance dans des tas d’explications pendant que je pense à une liste de courses urgentes, glissée dans ma poche.
Soudain il me tapote le bras :
« Vas-y, répète, Cendrillon ! Comment se déplacent les pièces sur l’échiquier ? »
J’ai vaguement mémorisé certains mouvements, la diagonale du fou et de la reine, les pas du pion et du roi... mais le saut du cavalier me laisse perplexe.

Et vlan ! Le p’tit Merlu vient de m’en grignoter un. Carnivore, va ! Mais je ne suis pas à un cheval près.
Mes pièces disparaissent l’une après l’autre. Il a plus d’une tour dans son sac, ce p’tit gars-là. Ça se déplace, ça zigzague... Comme j’essaie en vain de l’imiter, il me prend pour un mouton sans tenter le coup du berger.


Je suis totalement dépassée :
« Damned ! Tu m’as damé le pion !
— Hein ? »
Il faut bien que j’étale un minimum de savoir grâce à cette métaphore du jeu de dames. Je me ridicule déjà suffisamment.
Le temps de me gargariser en silence... le p’tit Merlu pousse un cri de joie :
« Echec et mat ! »
Le roi est mort. Vive le roi !
« On fait la revanche, Cendrillon ?
— Non, merci. Félicitations, Majesté ! J’ai un rendez-vous urgent. »

Et je m’éclipse, sauvée par une liste de courses. Mais ça me donne une idée : la prochaine fois que je raconterai une histoire au p’tit merlu, ce sera la partie d’échecs de Lewis Carroll quand Alice gagne en onze coups... ou celle des Monty Python dans La folle histoire du monde. « Tout le monde prend la reine ! Partouze ! » Hum... Je ne sais pas si mon dentiste appréciera.


***





35- PAR LA GRANDE OU LA PETITE PORTE ?

Ann Rocard


.(d’après l’un de mes sketches)





Ce matin, il fait un temps idéal pour une balade. J’enfile mes tennis, glisse une pomme, du fromage et une thermos de thé dans mon sac à dos... Et je m’éloigne vers une destination inconnue.

Deux heures plus tard, la pause pique-nique au pied d’un châtaignier est la bienvenue ; sereine, je me laisse bercer par les chants d’oiseaux.

Bruitage : chants d’oiseaux.

Après avoir zigzagué entre des arbres, j’aperçois la silhouette d’un vieux moulin à vent qui semble encore fonctionner.
Etonnée, je m’approche et jette un coup d’œil à l’intérieur : un homme joufflu, coiffé d’un bonnet blanc, est assis devant une table. Il pianote sur le clavier de son ordinateur et titille la souris. Apparemment calme et concentré.

Bruitage : petits coups sur la vitre.

Je tapote sur la vitre... Aucune réaction.
Sur un coup de tête, je décide de rendre visite au pianoteur. Il y a deux portes, une grande et une petite. J’opte pour la petite, par discrétion sans doute.

Bruitage : plusieurs coups.

Mais j’ai beau frapper, je n’obtiens aucune réponse et finis par me glisser à l’intérieur.
Le bonhomme se redresse, surpris :
« Ne vous gênez pas ! Vous entrez chez moi comme dans un moulin !
— Ce n’est pas un moulin ici ?
— Si, foi de meunier. »

Perplexe, je me dirige vers la grande porte. Pourquoi deux portes au lieu d’une ? Peut-être une issue de secours ?
Et le bonhomme qui se dit meunier, se met à grogner :
« Décampez et ne me roulez pas dans la farine.
— Je ne fais qu’entrer par une porte et sortir par l’autre. Ne vous fâchez pas ! »

J’hésite un instant... et laisse la grande porte entrouverte pour observer ce qu’il se passe. Oui, la curiosité est un vilain défaut. Moins grave que la gourmandise car on accumule moins de kilos.
Le meunier soupire, se tourne à nouveau vers l’écran de son ordinateur et replonge dans l’univers addictif d’un jeu vidéo :
« Où en étais-je ? »

Je pousse la grande porte et traverse la pièce, intriguée par l’effet hypnotique de l’écran.
« Encore ? dit le meunier, bondissant sur ses pieds. Ça va durer longtemps ? On n’est pas sortis de l’auberge !
— Une auberge ? Je croyais que c’était un moulin... 
— Laissez-moi tranquille ! J’ai du pain sur la planche. »
Alors là, bravo ! J’ai affaire à un pro.
« Ah, vous êtes aussi boulanger ? On ne peut pas être au four et au moulin... »

Les joues de mon hôte virent au rouge ; le bonhomme m’interrompt et pointe la grande porte :
« Dehors ! Ou je vais sortir de mes gonds.
— Merci, mais je préfère la petite. »
La nature humaine est parfois décevante. Cet homme en est un parfait exemple. Le voilà qui sort ses griffes alors qu’il paraissait doux comme un agneau il y a quelques minutes.
Et le meunier de ruminer :
« Elle me sort par les yeux, celle-là...
— Les yeux ? Non, désolée, ce n’est pas ma spécialité. Par contre j’ai toujours rêvé de devenir otorhinolaryngologiste. À la prochaine fois ! »

Emue, je repense à ce rêve d’enfant qui ne s’est jamais réalisé et je m’échappe par la petite porte sans la refermer complètement, laissant le meunier à ses réflexions :
« O-quoi ? Qu’a-t-elle dit ? C’est entré par une oreille et sorti par l’autre. »
Je pointe le nez dans l’entrebâillement :
« Oreilles ? Vous avez dit : oreilles ? Là, je me sens concernée. »

Le meunier excédé se ronge les ongles :
« Que voulez-vous ? Du blé ? »
Moi ? Cela n’entre pas en ligne de compte. Et je proteste :
« Vous vous méprenez, cher monsieur. Votre argent ne m’intéresse pas. Vous devriez avoir honte et vous cacher dans un trou de souris. 
— Une souris, à présent !
— Celle de votre ordinateur. »

Je suis vexée. Me proposer du blé ? Pourquoi pas de l’oseille ou une galette ? C’est pourquoi je prends un air contrit :
« Quant à votre proposition, vous sortez de l’épure.
— Pardon ?
— Vous ne respectez pas le cadre fixé pour notre discussion.
— Nous n’avons rien fixé du tout. »
Et le meunier écarlate de grincer des dents :
« Je vais lui rentrer dans le chou.
— Chou à la crème ? Ah, vous êtes aussi pâtissier. Félicitations. Attendez, je reviens tout de suite.
— Oh, non... » »
Je m’éclipse par la petite porte... à peine trois secondes, et réapparais, tout sourire, en lui tendant un rouleau à pâtisserie :
« Et si ! Tenez, vous avez l’air au bout du rouleau ; j’ai ce qu’il vous faut. »
Soit dit en passant, je ne me souvenais plus d’avoir emporté cet objet dans mon sac à dos.

Le bonhomme se met à trembler, au bord de la crise de nerfs, et il répète :
« Que voulez-vous ? Devenir meunier à la place du meunier, moi en l’occurrence ?
— Pourquoi pas ? Je ne fermerai pas l’œil, pas de risque que votre moulin aille trop vite. »

Bruitage : extrait chantonné de « Meunier, tu dors... »

Le bonhomme saisit son bonnet et le pose sur ma tête :
« Parfait, je vous laisse ma place. Je vais prendre la vôtre et aller dormir sur mes deux oreilles. »
Et il ressort sans hésiter par la grande porte.

Bruitage : gros bruit, grincement.

Un drôle de bruit se fait entendre. Une sorte de claquement. Les ailes du moulin se sont-elles envolées, emportées par le vent ?
Je me précipite et constate :
« Pauvre homme. Il est entré dans le décor et sorti les pieds devant. Dommage. »

Bruitages : pépiements d’oiseaux sur l’air de « Meunier, tu dors », grincement.

J’entrouvre les yeux, étourdie par ma propre logorrhée. Un vrai moulin à paroles devenu incontrôlable...
Au-dessus de ma tête se balance une branche de châtaignier sur laquelle des oiseaux pépient un air qui ne m’est pas inconnu. Je tâte le sommet de mon crâne : pas le moindre bonnet blanc ni blanc bonnet.

Juste un creux dans l’estomac. Un sandwich au fromage sans pain aurait-il déclenché ce rêve incohérent ? Ou bien est-ce le fait d’être moi-même au bout du rouleau, en quête de celui qui tiendrait l’autre extrémité ? Je l’ignore... Aucun bonnet à jeter par-dessus les moulins, aurait dit madame de Sévigné.
A quoi bon enfoncer une porte ouverte ? Je reprends mon sac et poursuis ma balade, espérant croiser en chemin un Don Quichotte qui apportera de l’eau à mon moulin.

Bruitage : pépiements d’oiseaux sur l’air de « Meunier, tu dors »


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36- BEAUMARCHAIS OU BEAU MARCHEUR ?

Ann Rocard


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Comme je vous l’ai déjà dit, j’aime les randonnées, de préférence à l’écart du bruit et de la foule... et si possible, les randonnées non solitaires.
Ce matin, seul l’écho de mes pas me répond, une amie s’étant décommandée à la dernière minute. Je vais devoir marcher toute seule, tel le camembert dans mon réfrigérateur.
Je traverse le marché aux puces sans en marchander une seule et m’éloigne au plus vite loin des sentiers battus.


Une heure plus tard, un randonneur me dépasse. Démarche souple, sans le moindre effort. Bel homme à l’allure un peu surannée. Une drôle de coiffure à bouclettes qui n’a rien de naturel, et un costume du 18ème (le siècle, pas l’arrondissement où se dresse la butte Montmartre).
Un solitaire qui ne parle pas en vers et engage illico la conversation :
« Bonjour ! J’arrive de Séville et je vais au mariage de mon ami Figaro. 
— Comme le journal ? »
La question bête est sortie toute seule ; j’aurais pu la retenir.

L’homme — plutôt sympathique — arque un sourcil rieur :
« Vous avez de l’humour. J’apprécie ! Personnellement, je me hâte de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. Faisons une pause », ajoute-t-il en montrant un rocher qui nous servira de banc.
Et il me tend la main :
« Pierre-Augustin, je vous passe la suite à rallonge. Le diminutif P-A suffira. Enchanté ! »

Suite à rallonges comme la table de ma grand-mère ? Je m’attends au pire...
Vaguement amusée, je me présente d’un simple prénom.
Tout en écoutant P-A raconter son périple pédestre depuis le Sud de l’Espagne, je ne peux m’empêcher d’associer ce Pierre-Augustin au Barbier de Séville et au Mariage de Figaro, mais aussi à la citation bien placée, Je me hâte de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. S’agit-il d’une coïncidence ou le beau marcheur se moque-t-il de moi ?


Pour en savoir plus, je fais mine de réfléchir :
« Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés. Vous ressemblez à l’un de mes cousins Caron... (Entre nous, je n’ai que des cousins Carré, mais le randonneur l’ignore).
— Caron était le nom de mon père. 
— Et de Beaumarchais, celui de votre première femme ?
— La veuve de Pierre-Augustin Franquet, seigneur de Bosc Marchais : l’on ne peut rien vous cacher. »
Tout juste s’il ne va pas me réciter sa soi-disant biographie apprise par cœur.
Etant une fervente admiratrice de Beaumarchais, je connais tout ou presque de sa vie. Et ce bonhomme tente de me faire croire qu’il en est la réincarnation, trois siècles plus tard.


Je lève les yeux au ciel. Le P-A me prend vraiment pour une andouille.
A présent il se vante d’être un homme de plume aux multiples talents, annonciateur de la Révolution française et de la liberté d’opinion :
« Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur... »
Je me permets de l’interrompre et de poursuivre, car j’ai appris cette phrase par cœur :
«  ... Il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Tout beau, monseigneur ! Je connais mes classiques. »


Mais le beau marcheur est également un beau parleur, un manipulateur qui finit par me faire douter de mes capacités de jugement. D’autant que je m’interroge ces derniers temps sur la réalité de la réincarnation. Tant qu’on n’aura pas prouvé le contraire, cette hypothèse reste en suspens. Evolution spirituelle oblige, je reste perplexe.


L’homme finit par me convaincre et il me tend une carte de visite :
« J’espère que nous resterons en contact, chère madame. Voici mon adresse email : beaugosse@gmail.lemonde.
— Beaugosse tout attaché ? »
Et l’autre de s’exclamer, avec un sourire pervers :
« En plus, elle me croit ! »

Soudain j’atterris. Le beau marcheur n’est qu’une imitation, un Marchais tout court, un acteur talentueux qui a emberlificoté la naïve que je suis, la bécasse qui croit tout ce qu’on lui raconte.
Le Beaumarchais, le vrai, le sincère, n’aurait jamais agi ainsi, même après une formation accélérée en informatique.


J’éclate d’un rire narquois et le bonhomme paraît surpris :
« Qu’est-ce qui vous amuse ?
— Vous me faites pitié... Alors je me presse de rire de tout, comme l’écrivait si bien l’ami Pierre-Augustin. Et je vous laisse conclure.
— ... De peur d’être obligé d’en pleurer », grimace-t-il entre ses dents.

Mais je suis déjà loin, sifflotant un air de Mozart.
Un dernier hommage à Figaro et celui qui l’a fait naître.


***





37- C’EST DU GÂTEAU !

Ann Rocard


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Je ne vous ai jamais parlé de l’oncle Honoré, — une vraie crème, d’origine non pas anglaise mais irlandaise —, et de la tante Madeleine à l’accent bavarois.
Honoré et Madeleine O’Rome : un couple apparemment mal assorti.
De leur vivant, j’adorais passer les vacances dans leur pâtisserie, en Allemagne de l’ouest, non loin de la frontière française.
Ils vivaient dans une petite ville en pleine Forêt-Noire où mon cousin Amel m’entraînait parfois à la découverte de personnages de contes en pain d’épice.

Saint-Honoré était un peu mon père adoptif ; je le surnommais papa O’Rome. Il me faisait rire, jouant avec les mots, même s’il ne le faisait pas toujours exprès.
« Je vais te concocter un pou dingue, mon p’tit chou.
— Du pudding, tonton ! 
— Je préfère franciser, chouchou, c’est plus goûtu », insistait-il en tapotant sa grosse brioche d’un air satisfait.


Je me souviens d’une journée mémorable.
Assise derrière la caisse, tante Madeleine buvait du thé en relisant pour la dixième fois Du côté de chez Swann, un pavé de son auteur préféré.
Coiffée de deux macarons, — ces petits chignons ronds sur chaque oreille, comme la princesse Leia dans Stars Wars —, elle portait sa robe meringue, celle du dimanche, et des chaussons aux pommes brodées. Il ne lui manquait plus qu’une charlotte aux poires sur la tête pour parfaire le tableau.
C’était une femme bien en chair dont les yeux pistache pétillaient de gourmandise en fixant dans la vitrine clafoutis et pâtes de coing.


Ce matin-là, j’aidais tant bien que mal l’oncle Honoré à servir ses œuvres d’art, car Amel, leur fils unique, était parti la veille rejoindre la capitale ; il avait réservé un billet de seconde classe sur le Paris-Brest après m’avoir confié :
« Mes parents se crêpent sans cesse le chignon ou les macarons, je donne ma démission.
— Mais ils ne pourraient pas se passer l’un de l’autre, tu le sais bien », avais-je protesté en vain.
Amel s’était engagé comme pâtissier sur un bateau de croisière, nommé Les Iles flottantes, après s’être longuement entraîné à mitonner des kouingnamans à la lueur d’un far breton. Pas question pour lui de changer de direction !


En apprenant cette désertion en pleine saison touristique, tante Madeleine avait trempé son prénom dans sa tasse de thé, laissant Swann de côté... et l’oncle Honoré avait tourné sa langue-de-chat sept fois dans sa bouche avant de grimacer :
« Tu prends le moka... non, le maquis ?
— Je me contente de changer de boulot, daddy, c’est du gâteau », avait rétorqué Amel d’une voix forte.
Pauvre papa O’Rome ! Il en avait oublié la crème brûlée dans le four et un nuage de fumée noire avait alors envahi la boutique.


Au-dehors, ce matin, des blancs d’œufs battus en neige tourbillonnaient, voilant un croissant de lune ; les branches étaient couvertes de sucre glace ; l’automne avait chassé brutalement l’été indien.

Entre deux clients, l’oncle Honoré se tourna vers tante Madeleine :
« Au fait, ma chouquette, as-tu vu le pain perdu jamais retrouvé ? »
Il avait un regard fondant au chocolat quand il la regardait. Sa Madeleine était plutôt du style omelette norvégienne — brûlante à l’extérieur et glacée à l’intérieur —, ce qui était sans doute la cause profonde de leurs disputes.

Bruitage : clochette de porte.

La clochette de la porte retentit et le pain fut perdu définitivement ou presque.
Après la messe, les clients affluaient dans la pâtisserie. Des nonnettes à la queue leu leu, suivies de religieuses au café gourmand qui s’ébrouèrent, éparpillant les flocons ; elles nous lancèrent un clin d’œil parfumé d’orange et quelques pets de nonne involontaires.

Sur leurs talons, la mère Tatin leur lança un regard offusqué.
« Quelle tarte celle-là avec sa tronche de cake ! » grommela l’oncle Honoré entre ses dents.
Il ne la portait guère dans son cœur depuis qu’elle l’avait surpris en caleçon dans la boutique, en train d’engloutir un carton de calissons. Elle s’était empressée de lui faire la morale et l’avait obligé à régurgiter les exceptionnelles confiseries.
Je me retins de rire et tendis à miss Tatin la pièce montée au 7e ciel qu’elle achetait chaque dimanche, ne pouvant s’empêcher de commenter la température :
« Il ne fait pas chaud chez vous.
— J’ai pourtant mis dans l’âtre la bûche de Noël », protesta mon oncle préféré.


Entra ensuite Bruno Lacassonade, un financier qui avait fait fortune en sucrant les fraises. Il fallait toujours qu’il gare sa moto devant la porte. En un éclair, il bondissait dans la pâtisserie, choisissait une galette à la frangipane. Avec ou sans couronne, peu lui importait. Seuls les mots galette, blé, liquide... le faisaient rêver. Pourquoi pas un mille-feuille à l’oseille ne cassant pas des briques ? Honoré s’était promis d’essayer un jour une recette qui rapporterait gros.
« Un peu gâteux si ce n’est gâteau, commenta mon oncle à mi-voix. Quel nougat... non, quel nigaud ! »

Rares étaient les clients qui trouvaient grâce à ses yeux.
Mais ce matin-là, il ronchonnait plus que d’habitude :
« C’est du flan, mon p’tit chou.
— Où çà, tonton ?
— Ce n’est pas sérieux... Ce n’est pas vrai, quoi ! Faut que ça change ! »


Sur ces mots, il enfila un manteau et nous confia la boutique pour le restant de la journée. Puis il partit sans se retourner et s’enfonça dans la Forêt-Noire en se léchant les babines. Pas d’îles flottantes, mais des illusions ou la certitude d’y retrouver son pain perdu.


***





38- TIRELIRE ET VIRELANGUES

Ann Rocard


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Le mois dernier, je me suis inscrite au CDV, intriguée par ces trois lettres majuscules qui n’avaient rien à voir avec les compact discs video. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un Cours De Vélo immobile ou de Voile sans eau. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir lors de ma première réunion que je venais d’adhérer au Club Des Virelangueurs.
J’ai aussitôt tapoté sur mon téléphone pour en savoir plus :
« Un virelangue est un groupe de mots difficiles à articuler, assemblés dans un but ludique ou pour servir d'exercice d'élocution. Dixit mon inséparable Larousse. »


Gaston, le président du Club, me tendit la main ; il avait un fort accent canadien :
« Bienvenue au CDV ! Moi, c’est tonton Gaston. Ici, on se tutoie tous. Tu viens t’enfarger ? » Devant mon air ahuri, il poursuivit : « Te prendre les pieds... ou plutôt la langue dans quelque chose ? »
Ne sachant que répondre, je me contentai d’approuver, ce qui déclencha l’hilarité de l’assistance.
« Ici aussi, précisa Gaston, pas de mauvaise langue ni langue de bois. »
Je demandais du bout des lèvres :
« Et la langue verte ?
— Non plus, pas d’argot ni de ragots ! »

Il me présenta les participants, également surnommés des Casselangueurs ou Fourchelangueurs, heureux et fiers de l’être.
Serge avait un cheveu sur la langue et Bill la langue bien pendue.
Sancho se pourléchait, peaufinant à la louche des recettes plus ou moins réussies.
Natasha tirait la langue au sens figuré et cherchait sans cesse son chat Sushi.
Debout, Didon boudait et bedonnait, attendant le dîner avec impatience :
« Pas de boudin ni de daube, j’espère... »
Tata Zyta tapotait la tête de tonton Gaston ; elle gardait toujours les yeux fermés, paraît-il, pour mieux savourer les mots échangés.


Je jetais un coup d’œil discret à la salle propre comme un sou neuf.
A l’entrée : une tirelire où les virelangueurs glisseraient quelques pièces en fin de la soirée.
Seize chaises sèches autour d’une table branlante sur laquelle Sancho venait de poser un plat peint plein de pâtes plates peu appétissantes. Sachant chasser ses soucis sans ses chaussons, Sancho nous fit asseoir :
« Prenez place sans sourciller. »

La conversation, que mon arrivée avait dû interrompre, reprit de plus belle.
Serge s’écria :
« Sachez, cher Sancho, que Natasha n'attacha pas son chat.
— A cause du gros rat gras et gris qui se cachait chez ce cher Serge », ajouta cette dernière. 
Vexé, le dit Serge chercha à changer son siège :
« Fausse perception ! Je veux et j’exige d’exquises excuses... » tandis que tata Zyta temporisait :
« Tu es trop têtu. Tu t'entêtes à tout tenter, tu t'uses et tu te tues à tant t'entêter. »
Bill approuva et s’enquit :
« Au fait, cet été, as-tu été à Tahiti ? As-tu tâté du thon et du tatou... et ton thé t’a-t-il ôté ta toux ? Ah, désolé... Ta Cathy t’a quitté. »


J’écarquillais les yeux : où étais-je tombée ? Les virelangueurs articulaient mots et sons jouissifs. Ils se saoulaient de syllabes à répétition.
Didon était la seule à dévorer des yeux et des dents les deux dos dodus de deux dodus dindons et six saucissons secs sans sel qui avaient succédé au plat de pâtes plates.
Tout sourire, elle me montra le dessert sur la desserte et susurra :
« Ces six cent six choux-ci sont si chou... et ces cent treize fraises fraîches aussi. »


Gaston sifflota soudain pour obtenir le silence. Il se tourna vers moi, l’air inquisiteur :
« Et toi ? Tu te tais... Qu’en dis-tu ? »
Je me mordis la langue pour éviter l’argot et mis de côté les haricots crus, haricots cuits, haricots crus, haricots cuits, qui finissaient toujours échanger un r. Je devais tenir ma langue pour tenter d’intégrer ce club particulier... ou du moins de rester jusqu’à la fin du dîner.
J’avais une expression sur le bout de la langue, mais restais pourtant muette quelques secondes :
« Heu...
— Mais encore ?
— Heu... Je ne peux pas nier avoir mis mon panier sur mon piano. Panier piano, panier, piano, pané panio... »
Les virelangueurs s’esclaffèrent. Ma langue avait fourché. Horreur... J’eus l’impression de passer sous les Fourches caudines ou l’eau glacée de douze douches douces.


Sancho au sang chaud se pencha alors vers Natasha et lui tint à peu près ce langage :
« Et jonmbour son-mieux du borco ! Que zouvette logis, que mouveu blancez beau ! »
Je crus entendre le SOS, lancé par La Fontaine qui se retournait en trombe dans sa tombe.
Trop, c’est trop ! Au pas, au trot, au galop !
Je bondis par-dessus Didon et ses deux dodus dindons, écartai Bill qui déballait dix boules de loto à dix balles... et filai comme une folle me fondre dans la foule.

J’en avais perdu ma langue. Heureusement pas de Sushi aux environs, le chat de Natasha n’en aurait fait qu’une bouchée. Je regardai dans ma poche : rien.
D’après le dicton, Langue sensée est toujours modérée. La mienne exagérait !

Il me fallut plus d’une semaine pour la retrouver, bien vivante dans mon vieux Gaffiot. Depuis ce jour-là, je ne bafouille que du latin de cuisine et j’évite les CDV quels qu’ils soient.
Virelangues et absence de ramage ne font pas bon ménage.


***





39- UN CODE… OUI, MAIS LEQUEL ?

Ann Rocard


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Bruitage : l’ordinateur se met en marche.

L’Intelligence Artificielle me tape sur le système. J’ai les nerfs à fleur de peau à tel point que le soir ils scintillent dans l’obscurité. Mes neurones se rebellent car l’I.A tire toutes les ficelles.

Bruitage : l’ordinateur se remet en marche.

J’en ai vraiment assez. J’ai envie de tout laisser tomber : les phrases qui me déphasent, les mots de tous les maux, les piques de l’informatique.
Mon PC est rapiécé, mon Mac-Adame me prend pour une pomme. Fini le système D, la débrouillardise n’est plus de mise. Il faut savoir surfer sur internet sans la moindre goutte d’eau et tout ça n’est pas très net.
Je me sens prisonnière de la toile. Araignée du matin, chagrin ; araignée du soir, espoir ? Erreur, car à tout moment, l’I.A me leurre et j’ai l’impression de me désagréger.
 
L’Intelligence Artificielle s’en moque et remet les pendules à l’heure, précisant d’une voix de synthèse :

« Je suis une constellation de technologies différentes, qui fonctionnent de concert pour permettre aux machines de percevoir, de comprendre, d’agir et d’apprendre à des niveaux d’intelligence comparables à ceux des humains. »


 
Elle s’infiltre même la nuit au cœur de mes rêves et me bourre le crâne :

« Je sais tout. Tu ne peux pas te passer de moi. Je suis irremplaçable. »


 
 
Bruitage : l’ordinateur se remet en marche.

Cet après-midi, je dois rédiger une chronique urgente… et Jules — c’est ainsi que je surnomme mon computer portable pour ne pas dire vulgairement con-piouteur ! Donc Jules me demande un code.
Un code ! Oui mais lequel ?
Le code Vagnon pour passer le permis bateau ? Le code de la route pour ma trottinette non électrique ? Quel code secret ? J’en ai accumulé une quantité indescriptible, de quoi faire gémir tous les informaticiens de mon entourage.
 
Je fais appel à ma mémoire gruyère, envahie de codes en tous genres… et tapote sur le clavier le premier code qui me vient à l’esprit :

JULEStumefatigues12345//

Evidemment ça ne fonctionne pas.
 

JULESjetehais6789//

...Idem !
 
JULEStatactiquementictaque//0000... Rebelote !
 
Je les essaie tous les uns après les autres avec ou sans espaces. Aucun résultat.
 
Jules reste imperturbable. Je perçois même un sourire narquois en bas à droite de l’écran total tandis qu’un nouveau message apparaît :
 

« Mot de passe Mail requis.
Saisissez votre mot de passe dans Comptes Internet.
 »


 
Mes muscles se raidissent, je serre les poings et tente vainement de me calmer : Jules, si tu continues de me harceler, je crève l’écran. Et ça ne sera pas du cinéma.
 
 
Soudain je craque, j’ai du mal à respirer... Jules doit le ressentir, car une petite annonce s’affiche :

« Votre ordinateur est au bord de l’apoplexie. »


Moi, aussi.
 

« Vous devez en changer avant l’explosion finale. »


Ah ! En plus, il risque de s’autodétruire comme dans Mission impossible… Combien de minutes ou de secondes me reste-t-il pour échapper au désastre ?
 

« Explosion programmée. Quittez les lieux immédiatement. »


 
C’est une blague ? 
Aucun ricanement ne me répond. Mais avec Jules, je ne sais jamais sur quel pied danser. Même lorsque je m’initie à la salsa grâce à des tutos de youtube.


Bruitage : grésillement.
 
Mon ordinateur commence à grésiller et répète d’un ton monocorde :

« Bug or bogue. Be careful !
Bug or bogue. Be careful ! Be careful ! Be careful ! 
»


 
Désolée, je ne suis pas anglophone.
Je saisis mon dictionnaire en bon vieux papier : bug… bogue…
Bogue de châtaigne ? Pas sûr, quoique… Je pourrais tirer les marrons du feu.
Bug : « Défaut de conception d'un programme informatique à l'origine d'un dysfonctionnement. »
Dysfonctionnement ? Dix seulement ? Ce n’est peut-être pas si grave.
 
 
Jules me lance alors un dernier message :

« Si votre mot de passe n’est pas saisi dans les 15 secondes,
votre computer se dématérialisera automatiquement.
 »



Tu m’en diras tant !

 
Exaspérée, je fais un dernier essai :

JULEStagoogle///


 
Et là… un voyant clignote, le grésillement cesse et Jules pousse un long soupir entre les touches du clavier.
 
Bruitage : soupir électronique.
 
La gorge encore nouée, je griffonne ma chronique sur une feuille et m’apprête à l’envoyer par la poste, tout en sachant que personne ne la lira. Le papier fait partie du passé, mon patron s’en sert pour allumer le feu dans sa cheminée.
Alors que faire ?
 
Jules, je préférerais m’en débarrasser. Mais la toile m’a déjà emprisonnée. Je me débats sous le regard mauvais de l’I.A, l’Indestructible Araignée.


Bruitage : musique suspense…


***






40- COUP D’ENVOI

Ann Rocard


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Ce soir, je suis invitée chez Julie et Thibault, des amis de longue date.
« N’apporte rien, on mangera sur le pouce ! Assiettes en carton, sur le canapé. »
 
Je me méfie de ce genre de menu, chips et pizzas surgelées dont le fromage fondu s’enroule sur vos doigts et ne les quitte plus.
N’écoutant que mon instinct, je cours me procurer une bouteille de blanc pour éviter la bière, ainsi qu’une cargaison de tomates cerises et de serviettes en papier. Bizarre ! Dans la boutique dépannage du coin de la rue, je ne trouve que des serviettes couvertes de ballons noir et blanc.
« Vous n’en avez pas des toutes simples ? Imaginez qu’un des dessins se détache et se coince au fond de la gorge… »
Le père Ducrampon hausse les épaules, me prenant pour un dinosaure, un platéosaure tomatovore réincarné :
« On se les arrache mes serviettes, ma p’tite dame. A fond les ballons ! Faut se tenir au courant si vous ne voulez pas finir sur le banc de touche ! »
 
Au courant ? L’ampoule au-dessus du comptoir se met à grésiller ; je préfère régler et m’éclipser.
Monsieur Ducrampon a toujours le don de me mettre mal à l’aise en me faisant comprendre que je suis totalement surannée, poussiéreuse, antédiluvienne, périmée et j’en passe… Je pourrais changer de boutique, mais la sienne est bien pratique, à deux pas de chez moi, quand les autres magasins sont déjà fermés.
 
 Bruitage : trois coups sur la porte…

Une demi-heure plus tard, je frappe chez Thibault et Julie, rêvant déjà d’un dîner-trio tranquille et sympa. La porte s’ouvre et je découvre une dizaine de personnes agglutinées sur le tapis et le canapé, une canette de bière à la main. Tous assis devant un écran, déjà allumé ! Ah, non, pitié ! Pas une soirée foot-télé !
 
Julie m’embrasse, tout sourire :
« Entre ! Trouve-toi une petite place ! Je suis tellement heureuse que tu aies pu te libérer. »
Et Thibault me présente leurs amis, émoustillés par le spectacle qui ne va pas tarder à démarrer. Il saisit le paquet de serviettes qu’il distribue aux uns et aux autres :
« Quelle bonne idée ! Ça colle avec le thème de ce soir ! Tu t’en doutais, n’est-ce pas ? »
Le fromage qui colle, oui… mais le thème, pas du tout. Sinon j’aurais trouvé une excuse pour échapper au désastre.
 

Histoire de dire quelque chose, je tente un ballon d’essai, au sens figuré bien sûr, juste une tentative pour sonder l’opinion :
« Ça souffle dans le bon sens ? »
Mais ma question est prise au premier degré, tous lèvent la tête pour connaître la direction des vents et l’impact que ceux-ci auront sur leur cher et irremplaçable ballon. Mon ballon d’essai est donc une balle perdue et je préfère disparaître dans un coin.
 
 
Bruitage : début de match, retransmis à la télévision.

Coup d’envoi ! Les spectateurs se déchaînent, foulant du pied le tapis transformé en pelouse et le canapé en gradins.
Ça tire ! Ça tacle ! Ça dribble ! Et une phrase de François Mauriac me revient à l’esprit : Mais enfin, la foule que j’observe, qu’un ballon rond intéresse plus que tout au monde, sait-elle ce qui se passe en ce moment ?
 
Cartons rouge, jaune, vert ! Une vraie collection ! Pénalty ! Passe à dix, vingt, trente, quarante… Et soudain un hurlement : BUUUUT !

Bruitage : foule en délire après un but.

Le goal concerné se tape la tête contre les montants de sa cage. Il est désespéré, sans la moindre pensée pour la planète en perdition.
1-0 ! Je ne sais toujours pas quelles sont les deux équipes qui cavalent sur le terrain ; j’aurais dû emporter mes lunettes pour en savoir plus.
Epuisée par tant de sport, je jette un coup d’œil à ma montre, la soirée ne fait que commencer ; le platéosaure qui m’habite se rabat sur les tomates cerises et se concentre sur ma respiration pour tenter de léviter et d’éviter toute remarque déplacée.

 
Enfin, la mi-temps ! Les parts de pizza circulent, le fromage dégouline. Thibault, Julie et leurs invités commentent le match avec entrain.
« Un but en pleine lucarne ! Fantastique ! »
Et j’imagine une petite fenêtre dans le mur de l’appartement, une source d’air et de lumière pour m’aider à patienter encore une heure avant de fuir les fous du foot. Chacun ses goûts…
 
 
Bruitage : reprise du match, retransmis à la télévision.

Deuxième période ! Sur l’écran, les bonshommes s’élancent à nouveau.
Je me sens lourde, mon ventre gargouille. La pizza me reste sur l’estomac, j’ai l’impression d’enfler à vue d’œil.
« Tir au but ! » glapit mon voisin, surnommé Vendredi.
Tandis que je me transforme en grenouille de La Fontaine qui veut devenir plus grosse qu’un bœuf, ce qui est de mauvais augure… Comme disait mon aïeule, mère de dix enfants : « Elle a attrapé le ballon », et me voilà enceinte ou presque par l’opération du Saint Esprit.
 

Je fais appel à mon ballon d’oxygène, pour échapper à l’asphyxie… Un cri de joie m’interrompt :
« BUUUUT ! Egalité ! »

Bruitages : hurlements de la foule en délire, l’arbitre siffle.

L’arbitre siffle la fin de la rencontre, et le dénommé Vendredi s’égosille :
« Le match du siècle ! Thibault, repasse-nous l’enregistrement ! »
 
Ah, non ! On ne va pas jouer les prolongations. C’est la goutte qui fait déborder la coupe du monde ! J’étouffe, l’un des ballons de ma serviette a dû se glisser entre deux olives.
Pas d’hésitation, je vais droit au but et quitte illico la surface de réparation. Foutus les footeux ! Je salue les spectateurs d’un signe de tête, embrasse Julie et Thibault du bout des doigts, encore collants de fromage fondu… et prends la poudre d’escampette.
Coup-franc ! La balle est dans leur camp !

***





41- LAISSEZ PASSER L’AVERSE

Ann Rocard


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Mon voisin, le père Merlu, m’a demandé de garder son fils qui n’est pas né de la dernière pluie.
J’avais prévu un samedi après-midi tranquille avec un bouquin, bien au chaud sous la couette… mais on ne peut rien refuser à son dentiste ; il suffit pour cela d’imaginer la prochaine séance sur le fauteuil, celle-ci pouvant virer à la catastrophe. Coups de fraise hors saison sur des nerfs à vif… De quoi tomber en pâmoison (j’adore cette expression).
Soit dit en passant, ce fauteuil-là n’ayant rien d’enveloppant ni de protecteur, je refuse d’appliquer la formulation correcte dans le fauteuil, et j’y mets un point d’honneur.
Cette précision ne résout pas pour autant l’organisation de mon samedi perturbé.
 

Pas question de rester cloîtrés toute la journée dans mon appartement à faire des jeux de société. Le p’tit Merlu est passionné par les jeux de plateau qui durent des heures et dont les règles sont incompréhensibles, alors que je me contenterais volontiers d’une partie de 7 familles recomposées.
Atelier bricolage ? Surtout pas ! Il transformerait la toile cirée en confettis et barbouillerait de colle la table et le tapis.
 

Bruitage : averse

Au-dehors, il pleut des hallebardes… Il lansquine, aurait dit le grand Victor des Misérables. Impossible de profiter du parc d’attractions noyé de gadoue ou de se rendre au parcours de skate acrobatique. Pourquoi pas la piscine, quitte à être mouillés ?

« Si on allait au ciné ? » propose alors le p’tit Merlu.
Un film de deux à trois heures, de quoi remplir le programme de l’après-midi, excellente idée !
 

Nous nous habillons pour mieux affronter la tempête : cirés et bottes en caoutchouc. Ce qui n'empêche pas le gamin déchaîné de sauter dans les flaques et de m'éclabousser sournoisement.
 

Bruitage : averse

Arrivés au cinéma du quartier, nous découvrons les films à l'affiche :
Chantons sous la pluie, la comédie musicale que j'adore.
« C'est ringard », grogne le p'tit Merlu.
La grande inondation, un film catastrophe de Tony Mitchell. Je suis déjà trempée jusqu’aux os.
« C’est nul », grimace le p’tit Merlu.
Deluge, an American apocalyptic science fiction film de 1933, en VO, sous-titré grec.
« Y a une faute, se moque le p’tit Merlu. Ils ont pas mis le S à VO. »
 
Une affiche annonce déjà la sortie imminente du 2e AVATAR : La voie de l’eau. Une aventure dont les êtres aux visages bleus attirent instantanément le gamin :
« On va voir celui-là !
—   Désolée, mon p’tit gars. Ce film ne sortira qu’en décembre. »
 

Bruitage : averse

Un sourire dépité effleure mes lèvres. Les programmateurs se sont donné le mot : il pleut, il mouille de tous côtés.
Je rêve d’un thé brûlant et commence à compter les heures que je vais devoir supporter d’ici ce soir.

Le 4e film s’intitule L’averse magique, dernier dessin animé 3D de Walt Disney. Il ne dure qu’une heure et demie, dommage. Mais avec les présentations et la publicité, je gagnerai bien quinze minutes supplémentaires. Nous aurons aussi le temps de faire sécher nos pantalons et d’ôter discrètement nos bottes.
« C’est pour les bébés », proteste le p’tit Merlu, prêt à piquer une colère.


Il n’empêche que le gamin plonge avec délice dans l’univers humide de cette averse magique, et je le suis sans hésiter. Il en ressort, des étoiles plein les yeux, et moi soulagée par cette pause bienvenue.
 

L’après-midi s’achève par un goûter gaufres maison et une partie de cartes à rallonges, un jeu ennuyeux comme la pluie, inventé par le p’tit Merlu. Mais je fais bonne figure en pensant à ma dent de sagesse qui ne demande qu’à se rebeller.
La nuit est tombée et la ville s’ébroue après avoir laissé passer l’averse.


***





42- J’AI UN PROBLÈME AVEC MA BROSSE À DENTS

Ann Rocard


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J’ai un problème avec ma brosse à dents. Vous me direz « C’est secondaire ! » et vous aurez raison.
Il n’empêche que deux ou trois fois par jour, je suis confrontée à des questions presque existentielles :
Qu’ai-je déjà brossé ? Le haut ? Le bas ? La partie intérieure ? Extérieure ?
Comme en même temps, je pense à mon programme surbooké, à la liste de courses, au travail non effectué, je ne sais jamais où j’en suis du brossage irremplaçable, qui tient compte des conseils précis de mon voisin dentiste, le père Merlu.
 
Bruitage : brossage de dents.
 
Où en étais-je ? Et la brosse dépiter d’ajouter : « A quoi sers-je ? »
 
Alors je reprends tout à zéro, une fois, deux fois si ce n’est plus...
J’essaie souvent de fixer un déroulement précis : d’abord le haut en commençant par l’extérieur, ensuite l’intérieur, surtout au fond où le mouvement du poignet droit devient plus compliqué. Enfin le bas.
Hélas très vite, mes pensées vagabondent et je me retrouve à la case départ.
 
C’est secondaire ! Oui, je l’admets.
 
 
Néanmoins cela me tarasbuste. Pendant ce temps-là, ma main gauche s’impatiente. Elle essaie de ranger quelques objets et de nettoyer le lavabo, sans y parvenir.
 
Il est vrai que celle-ci est très habile quand il s’agit d’enfiler le fil dans le chas de l’aiguille de ma machine à coudre... ou d’entraîner ses cinq doigts sur les touches du piano ou le clavier de l’ordinateur.
Mais elle ne supporte pas de rester inactive si sa sœur jumelle est privilégiée.
Quand la jalousie est là, la raison s’en va, dit un proverbe tunisien. Et cette raison, on peut la perdre à tout moment.
J’aurais préféré être ambidextre, j’aurais évité ces gamineries journalières.
 
 
Bruitage : doigts qui tapotent sur du métal.

Après avoir tapoté du bout des ongles sur le robinet, ma main gauche commence à harceler mon cerveau, branché sur une autre longueur d’ondes :
« Tu me donnes un truc à faire. Je déteste être désœuvrée. »
Mes neurones essaient aussitôt de répondre par signaux lumineux, en activant le circuit Dédoublement de la personnalité et ils proposent :
« Hum... Comment pourrais-tu mettre la main à la pâte ?
— Je n’ai aucune envie de me barbouiller de dentifrice, proteste ma main gauche en langue des signes.
— Hum... Cirer des pompes ? Passer la brosse à reluire ? »
 
Surprise par ces expressions familières, elle se contente de rétorquer :
« Il n’y a personne à flatter bassement.
— Hum... Balayer, frotter, bouchonner le carrelage ? »
Elle mime un soupir bruyant :
« J’ai déjà balayé devant ma porte, et puis qui s’y frotte s’y pique ! Tu pousses le bouchon un peu loin. »
 

Bruitage : brosse qui frotte activement.
 
« Alerte ! Alerte ! Synapses en surchauffe !
Mauvaises connexions. Déraillement programmé. Votre cerveau s’autodétruira dans soixante secondes. »
Je me retrouve à quatre pattes dans la salle de bains en train de balayer, frotter, bouchonner le carrelage avec ma brosse à dents.

Heureusement, je finis par réagir et pousse un cri aigu :
« Stooooooop ! »
Se sentant fautive, ma main gauche se cache aussitôt derrière son petit doigt et fait profil bas.
 
Je fixe alors ma brosse à dents désormais inutilisable et en choisis une neuve.
Combien de temps résistera-t-elle ?


***






43- LE CORDONNIER DJAMAL SOCHÉ

Ann Rocard


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Connaissez-vous Djamal Soché, né à Septmoncel, village jurassien situé non loin des Rousses et surtout du célèbre Chapeau de gendarme, ce pli rocheux qui ressemble au bicorne porté jadis par les gendarmes napoléoniens ?
Septmoncel, un petit village que j’ai traversé souvent avec mon grand-père maternel quand je lui rendais visite pendant les vacances. A l’époque il s’agissait plutôt d’un hameau ; peu à peu des maisons se sont élevées et le village a fusionné avec son voisin Les Molunes en 1974 pour donner naissance à une nouvelle commune.
 
 
Djamal Soché est donc né dans une ferme de Septmoncel dans le Jura, à 4 km à vol d’oiseau au-dessus de St Claude, séparé de la ville des pipes par de nombreux lacets qui vous donnent mal au cœur quand vous êtes en voiture.
Pendant des années, Djamal a battu la semelle dans les lacets de Septmoncel. J’aurais pu le croiser car nous avions à peu près le même âge, mais ce n’était sans doute pas le bon moment. Il faudrait attendre des décennies pour que cette rencontre ait enfin lieu.
 
A force de monter et descendre les fameux lacets et de se faire traiter de va-nu-pied sur les bancs du lycée, Djamal avait trouvé sa voie : la chaussure bien sûr !
Son projet se précisa : il voulait confectionner des chaussures sur mesure (ce qui vaut les yeux de la tête) et pour tout un chacun, ressemeler, reclouer un talon ou réparer une lanière...
 
 
Le jour de ses vingt-cinq ans, il décida de changer de région pour réaliser son rêve et ouvrir une boutique. C’est ainsi qu’il trouva chaussure à son pied.
La ravissante Philomène, qui ne portait que des talons aiguilles, travaillait dans un atelier de couture du même quartier que lui. Elle ne cherchait pas ses aiguilles dans une botte de foin, c’était une pure citadine qui n’aurait jamais accepté de se retrouver sur la paille.
Djamal lui offrit des mules et des brodequins, des bottillons et des mocassins, en lui déclarant sa flamme ; Philomène finit par accepter de se laisser passer la bague au doigt.
Au début de leur idylle, elle lui donnait parfois un coup de pouce pour tailler le cuir et piquer certains morceaux à la machine.
Puis elle se contenta de se laisser servir, telle une princesse de contes de fées, les orteils en éventail.
 
Pauvre Djamal. Une belle plante... de pied ! qui ne lui arrivait pas à la cheville, manipulatrice et sans aucune empathie.
Il était à sa botte, sous son emprise ; elle le dominait totalement. Et quand il tentait de se rebeller sur la pointe des pieds, elle le prenait par les sentiments : c’était son talon d’Achille :
« Tout va bien, mon godillot chéri, ma gentille galoche. »
Le cordonnier baissait la tête et retournait à ses boutons de souliers.
 
 
J’ignorais que Djamal et moi habitions la même ville. L’une de mes amies me raconta un jour l’histoire de cet homme, né à Septmoncel, tout près de la maison de mes grands-parents à St Claude, où moi-même j’avais vu le jour.
Les détails le concernant étaient de plus en plus alléchants. Djamal sculptait même des sabots à l’ancienne. On l’avait surnommé non pas le sabotier mais le Shah botté. Il est vrai qu’il portait toujours des bottes impeccablement cirées.
Djamal Soché était un homme droit dans ses bottes qui n’avait pas les deux pieds dans le même sabot. Ce qui contredisait le proverbe : Ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Faux en ce qui le concernait !
« Une vraie pointure ! Une vraie pointure !  » scandait mon amie Anne — têtue comme une mule — à chaque fois que je la voyais.
 
 
J’en avais entendu dire tant de bien que cet après-midi, je traverse enfin la ville pour découvrir son échoppe.
Je pousse la porte vitrée et jette un coup d’œil sur les œuvres d’art, mises en valeur dans la vitrine et sur des étagères : escarpins pour chemins escarpés, charentaises brodées main, babouches à vous mettre l’eau à la bouche, espadrilles pour joyeux drilles, sandales à cent balles pièce !
 
Aïe ! Je suis dans mes petits souliers. Les tarifs sont prohibitifs et je suis prête à tourner les talons, quand le cordonnier me retient d’un geste. Assis derrière son établi, il a vraiment l’air déprimé.
Je fais marche arrière :
« Bonjour, monsieur. Au revoir, monsieur. Je repasserai plus tard. »
Toujours ce que l’on dit lorsqu’on n’a aucunement l’intention de revenir. Comment avouer à ce créateur de génie que ses souliers sont beaucoup trop chers pour mes pieds ? Les sous, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.
« Madame, restez donc dans mon petit musée. Ce sont des réalisations uniques.
— Je n’en doute pas. »
 
Heureusement, j’ai apporté une chaussure de claquettes, la droite, celle dont la semelle bâille, tant elle est fatiguée. Je la lui tends et il soupire :
« Vous vous prenez pour Cendrillon ? »
Coïncidence ! C’est ainsi que m’appelle le p’tit Merlu, le fils de mon voisin. Djamal Soché l’ignore ; il hausse simplement les épaules avec un demi-sourire :
« Je veux bien vous recoller votre célibataire. Faites-vous néanmoins un petit plaisir. Que préféreriez-vous : une pantoufle de verre ou de vair ? »
Je le vois venir avec ses gros sabots, façon de parler. Il va m’embobiner pour que je dépense une fortune que je n’ai pas.
 
 
Afin de changer de sujet, j’évoque les lacets de Septmoncel, le Chapeau de gendarme, nos lieux de naissance si proches. Il semble très étonné :
« Vous savez tout ou presque à mon sujet... »
Ce n’est pas écrit psychologue sur mon front, pourtant il se met à déverser sur moi — au débotté — des années de regrets :
« J’en ai plein les bottes, si vous me permettez cette expression triviale. Elle ne me lâche pas d’une semelle. »
Je devine aussitôt que Philomène se cache derrière ce elle. 
A force d’avoir l’estomac dans les talons, la couturière — qui ne coud plus depuis longtemps — a, paraît-il, pris tant de poids qu’elle se contente de souliers plats. Elle n’est plus la figure de mode d’autrefois. Mais là n’est pas la question.
 
Djamal me supplie du regard ; s’il y avait un divan dans son échoppe, il s’allongerait dessus pour mieux s’épancher.
« Si quelqu’un te lèche les bottes, mets-lui le pied dessus avant qu’il ne commence à mordre, dixit Paul Valéry. Il est bien trop tard. J’aurais dû appliquer cette maxime il y a trente ans. Chaque soir, j’ai envie de crier : lâche-moi les baskets !, mais je reste muet. C’est grave, docteur ? »
 
Je l’écoute ainsi plus d’une heure, sans le contredire, même si je ne suis ni psychiatre ni psychanalyste.
Par moments, Djamal Soché s’interrompt car un client met le pied dans sa boutique, sans en ressortir les deux pieds devant. Une paire de ballerines pour un petit rat de l’Opéra, des cothurnes pour des acteurs tragiques qui vont se faire voir chez les Grecs...
 
 
Après leur départ, je lui suggère une botte secrète : traîner la savate — Philomène ne supporterait pas de vivre chichement — ... Ou bien relire l’Eloge de la fuite de Henri Laborit pour y puiser deux ou trois conseils.
Le regard de Djamal s’éclaire :
« Merci. Chapeau bas. Virée dans les virages à l’horizon... Les lacets vont me délasser », me confie-t-il dans un murmure.
 
Il abaisse la grille de son magasin, suspend une pancarte sur la porte vitrée : FERMÉ POUR LA BONNE CAUSE
... et chausse des bottes de sept lieues pour fuir illico son ex-dulcinée.
 
Ma chaussure de claquettes à la main, je ne sais sur quel pied danser. Elle bâille à se décrocher la mâchoire. Quant à moi, j’ai soudain envie d’aller chercher mon sac à dos et mes chaussures de randonnée, pour rejoindre mon jumeau adoptif entre St Claude et Septmoncel, au pied du rocher de mon enfance en forme de Chapeau.


***





44- POINT DE RETOUR OU NON-RETOUR ?

Ann Rocard


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Le p’tit Merlu me parlait sans arrêt de Harry Potter, le télépo’teur. Il voulait qu’on tente l’expérience de la téléportation, répétant avec fierté la définition qu’il avait apprise par cœur :
« C’est le transfert d'un corps dans l'espace sans parcours physique des points intermédiaires entre départ et arrivée. Comme au foot, mais y a pas ballon. »
 
 
La première tentative a eu lieu mercredi dernier. Tout d’abord, mon p’tit voisin a choisi de se rendre en un éclair eu chocolat... ziiip de ma cuisine — où il n’y a rien pour le goûter — à la boulangerie du coin de la rue qui sent bon le sucre chaud, couleur sable.
Le gamin a pris ma main, m’a intimé de fermer les yeux et de penser à notre destination :
« Choisis ce que tu préfères : croissant ou brioche ?
— Ce n’est pas ma tasse de thé.
— Pas un truc à boire », a protesté le p’tit Merlu, en soupirant bruyamment pour insister sur mon irrécupérabilité .
 
Puis il a compté jusqu’à trois, attendu trente secondes l’effet escompté... avant de rouvrir les yeux et de constater, dépité :
« A cause de toi, Cendrillon, ça n’a pas marché.         
— Désolée, mon bonhomme, je n’avais pas faim. On pourrait essayer d’aller chez le marchand de légumes en visualisant des carottes ou une citrouille... »
Le p’tit Merlu a refusé catégoriquement ; il préférait un gâteau sucrailleux et n’avait aucune envie de voir son quatre-heures transformé en carrosse.
Il dut se contenter d’un bout de pain grillé, pêché au fond du congélateur, en me faisant promettre de réitérer l’expérience.
 
 
J’ai profité de ma soirée calme et bien méritée — après une demi-journée merluesque non stop — pour me pencher sur cette notion de téléportation.
J’avoue que celle-ci me passe au-dessus de la tête, à des années lumières de ma couette. Cette téléportation ferait appel à l'exploitation de l’énergie du point zorro (ou celui du zéro qui surgit du fond de la nuit et court vers l’aventure au galop ?), à la modification de notions telles que la permittivité du vide (qu’ouïs-je ?) ou constante électrique, et la vitesse de la lumière… mais aussi à la déformation localisée (qu’entends-je ?) de la courbure espace-temps en vue de la création d'un trou de ver... un limaçon qui formerait un raccourci à travers cet E-T (je m’arrête là). Langage abstrus, amphigourique, abscons... La liste synonymique s’étire à l’infini.
 
Je renonce aussitôt à toute explication.
Bien qu’ayant réussi de justesse un bac scientifique il y a X années, j’ai cauchemardé pendant plus d’un quart de siècle à l’approche de ce satané come-bac que je n’aurais jamais.
J’avais tracé une croix définitive sur les maths et La physique (j’en ai encore des sueurs froides). Ce n’est pas un p’tit Merlu qui va me faire revivre cet enfer et damnation. Je me gausse de la courbe de Gauss. Je ne garde que le thé ou le maté des mathématiques, en évitant au maximum les tics de mon année de terminale.
 
 
Aujourd’hui, mon p’tit voisin revient à la charge. J’imagine que son dentiste de père a refusé de se laisser téléporter vers d’autres sphères.
Cette fois-ci, le gamin décide de nous emmener tous deux en un lieu inconnu. Rebelote : il saisit ma main, m’ordonne de fermer les yeux et de penser à notre destination.
Et je grommelle entre mes dents :
« Impossible si elle est inconnue. Zéro revient au galop, les maths contrattaquent, X en tête de ligne, transfert sans ballon... Il ne manque plus que Y.
— Qu’est-ce que tu racontes, Cendrillon ?
— Je ne raconte pas, je compte les points de non-retour.
— Fais un effort, Cendrillon ! Sinon on n’y arrivera jamais. »
 
 
D’accord, mon p’tit bonhomme.

Bruitage : sorte de bourdonnement.

Je plonge sans cogiter dans un trou de ver en verre vert — trou des Homonymus, ancêtres lointains de l’Homo Erectus. La tête me tourne le dos.

Bruitage : crissement aigu.

Un crissement strident déchire mes tympans qui semblent détecter les ondes acoustiques vibrantes d’une galaxie insoupçonnée...

Bruitage : gnongnons électroacoustiques.

Et me voilà transportée sur un tas de cailloux en plein brouillard. Ça scintille comme dans la vitrine de la boulangerie, mais pas la moindre sucrerie. Pas de p’tit Merlu. Je me sens bien et je m’allonge, apaisée par toute cette brume parsemée de points lumineux, points de non-retour sans doute.

Bruitage : quelques notes de cristal.
 
Le gamin me secoue :
« Ohé, du bateau ! Qu’est-ce que tu fais par terre ? C’est encore ta faute si ça n’a pas marché. Fallait pas t’endormir ! »
J’aperçois son visage au-dessus de ma tête. Il se tient droit comme un i grec. X, Y et le Z de zéro. L’équation est résolue ; je réussirai peut-être mon bac dans mon prochain cauchemar.
 
 
Sourire aux lèvres, je me relève en chancelant (décalage spatio-temporel oblige !) :
« Moi, j’ai réussi, mon bonhomme », et je lui décris le lieu où j’ai été harry-télépo’tée.
Le p’tit Merlu en devient vert de jalousie, plus vert que le verre du trou de ver. Je lui propose de recommencer mercredi prochain, mais il secoue la tête, l’air de dire : « Je vais réfléchir. »
Malgré sa réaction première, mon p’tit voisin me regarde avec admiration (c’est bien la première fois !) ; je suis montée d’un cran dans son estime.
Finalement, la télépo’tation a du bon !


***





45- ROUGE ET NOIR : CIRCULEZ, Y A RIEN À VOIR !

Ann Rocard


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Dans le bus, un homme vêtu d’une redingote (ce qui n’est pas courant) est plongé dans un livre de poche.
Un brin curieuse, je jette un coup d’œil sur le titre : Ah, non ! Pitié ! Pas LE ROUGE ET LE NOIR ! Pas ce roman qui remue tant de mauvais souvenirs dans mon petit cœur en perdition.
L’homme sursaute et se redresse. Me voyant très pâle, il s’inquiète :
« Auriez-vous un problème ? Je suis cardiologue si nécessaire.
— Merci. Tout va bien. »
Formule toute faite, car tout va mal. Rien que le titre de ce livre m’emporte des années en arrière.
 
Monsieur Stendhal, si vous m’observez depuis votre petit nuage, ne m’en veuillez pas. Cette réaction ne vous concerne qu’indirectement. Je me pâme devant votre Fabrice del Dongo... mais je frémis quand la silhouette de Julien Sorel effleure mon champ de vision.
Je n’aurais jamais dû monter dans ce bus pour éviter d’arriver trempée à destination. A vouloir fuir la pluie, je risque de boire le brouillon de culture.
 
 
Sorel est là de page en page dans le bouquin de l’homme à la redingote. L’horrible Julien Sorel, manipulateur devant l’éternel, le héros romantique pourri d’ambition et d’orgueil, la bête noire qui a hanté mes nuits. Noir, c’est noir !
Autrefois ce personnage servait de modèle à de nombreux grands ados en quête d’eux-mêmes. Pour cela, monsieur Stendhal, je vous en veux. Vous auriez pu le rendre plus empathique, limer ses dents trop longues, lui laisser une part d’improvisation lumineuse, limiter son influence désastreuse sur mes amis lycéens.
 
J’aime la franchise, la sincérité de ceux qui ne s’abritent pas derrière le mensonge. J’apprécie les hommes capables de montrer ce qu’ils sont vraiment, sans comploter intérieurement : « Si je fais ci, si je dis ça, quelles en seront les conséquences, et patati et patata... » — mots mâchés et remâchés avant de franchir les lèvres d’un prédateur subtil.
Monsieur Stendhal, vous protestez, ne le niez pas ! Vous n’avez sans doute pas vécu de situation similaire ni côtoyé Sorel ou l’une de ses nombreuses contrefaçons.
D’après vous, la parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée ; je ne suis pas d’accord. Pourquoi la parole n’exprimerait-elle pas notre vérité intérieure ?
Mais il y a du bon en chaque élément. C’est sans doute grâce ou à cause du sieur Sorel que je ne bois pas de café noir ni une seule goutte de rouge, surtout pas de gros rouge qui tache.
 
 
L’homme à la redingote relève la tête :
« Vous m’avez parlé ?
— Non... J’ai peut-être pensé un peu trop fort. »
Le cardioschnock sourit aimablement :
« Sans doute. Je vous ai même entendu prononcer un nom, Julien Sorel. »
 
Je me raidis aussitôt, la gorge serrée... et fais mine de m’intéresser à ses élucubrations.
« Savez-vous, chère madame, que les héros de roman se réincarnent parfois dans la vie réelle ? »
Première nouvelle et pas des moindres !
« Eh bien, je suis persuadé que le dénommé Julien Sorel dont je suis la copie conforme, m’a offert quelques-uns de ses gènes. »
 
Vous entendez ça, monsieur Stendhal ? Réagissez ! Tirez à boulets rouges ! Dites quelque chose ! Votre Julien a fait des petits, vous ne l’avez jamais écrit. Catastrophe ! Le rouge est mis, les jeux sont faits, rien ne va plus.
J’ai beau l’appeler à la rescousse, l’auteur célèbre ne répond pas et me laisse seule, face à l’avatar d’un personnage de roman dont je ne veux plus prononcer le nom.
 
 
Le type à la redingote se lance dans un discours dont je ne saisis volontairement que quelques bribes pour échapper à son effet dévastateur.
Pour avoir longtemps vécu auprès d’un expert en manipulations multiples, un Sorel puissance 10, je connais à présent le moyen de m’en libérer ; j’invoque l’éloge de la fuite et guette le prochain arrêt pour descendre du bus.
 
NOIR ET ROUGE. ROUGE ET NOIR. Circulez, y a rien à voir !
Je fixe le titre du bouquin de droite à gauche, et de gauche à droite pour transformer le soliloque du bonhomme en un ronronnement lointain. Pas question de voir rouge ni de broyer du noir.
Avouez, monsieur Stendhal, que je ne m’en sors pas si mal.  
 
 
Enfin l’arrêt tant attendu ! Avant de m’éloigner, je me contente de prononcer d’une voix neutre :
« Au revoir, monsieur l’inconnu. Bonne lecture ! Ne vous laissez pas trop influencer. »
 
Dehors, la pluie a cessé ; des rais de lumière traversent la brume.
Dans la vitrine d’un magasin, une toile abstraite attire mon regard.
Rouge et noir. Sublime.
Je me sens prise de vertige, mon cœur battant à peine. Les mots d’Henri Beyle résonnent dans un coin de ma tête : « J’étais arrivé à ce point d’émotions où se rencontrent les sensations célestes et les sentiments passionnés. »
Trop, c’est trop ! Pas le syndrome de Stendhal. Avec Julien Sorel, j’ai déjà assez donné.


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46- FUITE D’O

Ann Rocard


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Une fuite d’ “.” ? Kézak. ? Aucun rapp.rt avec le liquide transparent.
Depuis que j’ai .uvert les yeux, il n’y a plus la m.indre g.utte d’ “.” dans m.n appartement.
Sur m.n clavier, même la t.uche — située entre i et p — a disparu. Elle s’est v.latilisée pendant la nuit.
D.n Diègue ne pourra plus s’écrier :
« . rage, . désespoir, . vieillesse ennemie ! N’ai-je d.nc tant vécu que p.ur cette infamie ? »
Finie la célèbre tirade ! C.rneille d.it se ret.urner dans sa t.mbe.
L’.t.rhin. en a les .reilles b.uchées.
 
 
Il suffirait peut-être de changer de clavier si le “.” fait défaut. Hélas niet, car m.n téléph.ne réagit de la même faç.n... et .ralement, il en est de même. Je ne peux plus pr.n.ncer la lettre “.” !
J’appelle le pl.mbier à la rescousse :
« All., m.nsieur Mantin. J’ai un grave pr.blème.
— Articulez ! La connexion n’est pas très bonne. »
Visiblement, le sieur Mantin n’est pas c.ncerné par la fuite d’“.”
 
J’essaie de ch.isir les m.ts sans “.”, après mûre réflexi.n et recherche de syn.nymes :
« J’ai un grave... hum... ennui.
— Tuyauterie ? Inondation ? Robinetterie ?
— Pire, car inexplicable.
— Ça n’a pas l’air d’aller très fort, ma p’tite dame, ce matin. Je passe vous voir dans une heure. Mais c’est bien parce que c’est vous et que vous m’offrez toujours une tasse de café à la cardamone et des étoiles de pain d’épice maison. »
Je me précipite immédiatement dans la cuisine : cinquante-neuf minutes (sans “.”) p.ur préparer une dizaine de pâtisseries à cinq branches et écraser des graines de la plante asiatique sus-dite (idem sans “.” !)
 
 
Un parfum délicieux accueille le sieur Mantin une heure plus tard ; il se lèche les babines et ses yeux pétillent de... (je limite la casse en évitant la lettre rebelle).
« V’là le plombier ! s’amuse-t-il. Dites-moi tout ! »
C.mment biaiser, éviter certains termes ?
Je me jette à l’eau, l’air ennuyée :
« Hum... difficile à expliquer. Depuis ce matin, m’sieur Mantin, pfffuit ! C’est la fuite !
— Une fuite ? Où çà ? »
Je p.inte de l’index la t.uche de mon clavier d’.rdinateur entre i et p... puis celle de mon téléph.ne.
« Vous vous trompez de bonhomme, ma p’tite dame. L’informatique n’est pas mon truc. Heureusement que ne me suis pas dérangé pour rien. Allez, pour vous faire pardonner, deux ou trois pains d’épice étoilés et du café cardamoné avant que je ne reparte. »
 
Je lui jette un regard suppliant :
« Si je dis : fuite d’eau, est-ce compréhensible ?
— Evidemment. Et alors ?
— Remplacez le liquide par une seule lettre, svp. »
Le sieur Mantin me fixe, ahuri :
« Etes-vous sûre que ça va ? Je peux vous conduire aux urgences... » Me voyant désemparée, il p.ursuit en haussant les épaules : « O.K. Je fais un essai, un seul. Vous avez un problème de fuite d’O ?
— Yes (sans “.”) !
— Par écrit et oralement ?
— Yes (idem).
— Et vous imaginez qu’un super plombier peut résoudre le problème ?
— Yes, da, si, jawohl. »
 
 
Le sieur Mantin réfléchit :
« C’est peut-être une histoire de joint. On peut toujours essayer... »
Un j.int d’étanchéité ? Je remets aussit.t ma vie en questi.n... Je ne suis plus étanche, je laisse passer les fluides, je vais me n.yer dans un verre d’eau.
 
Mais que fait d.nc le sieur Mantin ? Il r.ule une cigarette.
« Dés.lée. Je ne fume pas et je déteste cette .deur ép.uvantable.
— Il va falloir faire une exception, ma p’tite dame. Juste quelques bouffées et vous vous sentirez mieux. Faites-moi confiance. »
Sûrement pas.
 
 
Le sieur Mantin finit par me c.nvaincre. J’ai l’impressi.n d’ét.uffer, j’ai envie de v.mir, la tête me t.urne. A l’aide !
« Une deuxième ? me pr.p.se le super pl.mbier en me tap.tant le d.s avec un grand rire.
— Non, pas question.
— Y a du progrès, ma p’tite dame. Vous avez entendu l’O qui coule et roucoule ?
— Oh, oui... Oh, que oui... »
Je soupire avec délice. Même la touche du O est réapparue sur le clavier de mon ordinateur et celui du portable.
 
Pendant que monsieur Mantin engloutit toutes les étoiles en pain d’épice et le contenu de ma cafetière italienne, je chantonne l’air de la reine de la nuit en remplaçant les A par des O de bas en haut :
« O O O O O O O O O O O O...”
 
« Merci infiniment, monsieur Mantin. Qu’est-ce que je vous dois ?
— Rien, ma p’tite dame, je n’ai jamais autant ri qu’aujourd’hui. »
Il ouvre le robinet de l’évier pour se laver les mains.
Plus une goutte d’eau !
Il va devoir trouver le biais, le meilleur moyen pour résoudre une difficulté, comme l’écrit le dictionnaire. C’est-à-dire ? Trouver le bon joint !


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47- AU PIED DU MUR

Ann Rocard


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La nuit va bientôt tomber sans le moindre bruit ; je marche d’un bon pas, ravie de rentrer chez moi après une journée épuisante.
Et là, je fonce droit dans le mur, impossible d’aller plus loin. La rue est barrée.
Un mur de briques se dresse d’un bâtiment à l’autre, 3 mètres de haut sans la moindre ouverture. Il n’y avait rien ce matin quand je suis partie ; il s’agit forcément d’un décor en carton-pâte.
Un coup de pied discret pour vérifier la solidité du décor me prouve qu’il s’agit de vraies briques... et j’aurais pu me casser le fémur.
 
 
Agacée, j’interpelle un type, accoudé au balcon de l’immeuble voisin :
« Bonsoir ! Que s’est-il passé aujourd’hui ? On tourne un film sans prévenir les gens du quartier ?
— Hein ?
— Vous voyez bien que je suis au pied du mur. Cette rue n’a jamais été barrée, je l’emprunte tous les jours.
— Vous l’empruntez ? s’esclaffe le type hilare. Rendez-la vite. Et en ce qui concerne le mur, je peux vous prêter mon rasoir à piles. »
Qu’est-ce qu’il raconte ? Ce n’est pas en rasant les murs que je regagnerai mon appartement.
Je pourrais éventuellement jouer les passe-muraille ou faire le mur, mais je ne suis guère douée pour l’escalade.
 
 
Après mûre réflexion, j’admets que la situation pourrait être pire si je me retrouvais entre quatre murs, confinée ou prisonnière. Ce qui n’est pas le cas.
Je visualise soudain le mur de Berlin, celui de Trump qui n’a pas encore chuté, les murs qui excluent, isolent ou cloisonnent. Comment tendre la main à autrui quand une barrière nous sépare ? Le dehors des uns est-il le dedans des autres ?
Oh, là ! Ce n’est pas le moment de réflexophilosopher. Je suis le dos au mur et dois trouver le moyen de rejoindre ma couette.
 
 
On prétend que les murs ont des oreilles... J’essaie donc d’établir une connexion de bric et de broc, puis murmure avec une pointe de saumure sur le bout de la langue  :
« Vous m’entendez ? »
Sans doute, mais les murs n’ayant pas de bouche, la réponse se fait attendre.
« Si vous m’entendez, auriez-vous l’amabilité de m’aider à passer de l’autre côté sans casser des briques ? »
Au même instant, j’aperçois le point lumineux d’un avion qui survole la ville. Sans hésiter, je pousse un cri strident, franchis le mur du son et me retrouve non loin de chez moi. Le dedans des uns est bien le dehors des autres.


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48- TROP BEAU POUR ÊTRE VRAI ?

Ann Rocard


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Je me souviens d’un élève de ma classe de terminale. Il fascinait nombre de mes amies, mais me mettait mal à l’aise.
Il était beau comme un dieu — un véritable Apollon ! — et se croyait sorti de la cuisse de Jupiter.
Un grand adolescent sans bouton ni la moindre imperfection. Regard azur, sourire étincelant, coupe dernier cri. Un Hercule, musclé à souhait, digne d’être enterré au Panthéon — c’est du moins ce que prétendaient ses fans dont les cils papillonnaient en l’apercevant.
 
Même son prénom, qui aurait pu prêter à rire, ne déclenchait qu’extase... ou amertume chez ses concurrents.
Désiré ! Un prénom qui lui allait à merveille car il aimait se faire désirer et en jouait avec une pointe de perversité.
Désiré Aimé Honoré Dieuleveut (Si ce patronyme n’existait pas, il faudrait l’inventer !)
 
Tel Narcisse, il admirait chaque jour son reflet, préférant le miroir de la salle de bains à la fontaine publique. Il évitait ainsi le risque de noyade, lui qui refusait de nager en eaux troubles.
 
Bruitage : miroir qui se casse en mille morceaux.
 
Mais toute médaille a son revers, et quand le miroir explosa, ce fut pour annoncer soixante-dix-sept ans de malheur.
Malheur ? Non... Désiré ouvrit enfin ses yeux azur sur la réalité, relégua Jupiter, Narcisse et Apollon dans un dictionnaire de mythologie, puis sortit tête haute — bien que défiguré — d’une épreuve qu’il n’aurait souhaitée à quiconque.
 
 
Après le lycée, je n’avais plus entendu parler de lui ; j’ignorais ce qu’il était devenu. Jusqu’à aujourd’hui...
Ayant un peu de temps devant moi — ce qui n’est pas courant —, j’entre dans une librairie et flâne entre les rayonnages.
 
Près de la caisse, un homme est assis ; il dédicace son premier livre : Beau comme un camion.
Il me semble reconnaître ce visage de Quasimodo, ce regard toujours aussi bleu. Désiré Dieuleveut ! Malgré le pseudonyme de l’auteur écrit sur la couverture, Dédé (il aurait pu trouver mieux), je suis sûre de ne pas me tromper.
 
Je m’approche de lui en hésitant :
« Désiré ? C’est bien toi ? »
Il relève la tête, surpris :
« Oui... Oh, oh ! La petite blonde de terminale dont j’ai oublié le prénom. Exact ? » J’approuve d’un sourire.
« Tu veux lire l’histoire de ma vie ? » Et reprenant à son compte une phrase d’Oscar Wilde, il murmure en me fixant intensément : « La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. N’est-ce pas ? »
 
Je pourrais lui citer d’autres références, mais je préfère me taire. Du moins pour l’instant, car nous allons avoir beaucoup de choses à nous dire...


***





49- GÉNÉRATION Z

Ann Rocard


Avec la participation d’Ariane pour les sms.





Je finirai par ne plus rédiger de textos. Ai-je les doigts trop gros ou les touches de mon téléphone sont-elles minuscules ? En tout cas, le dit téléphone modifie sans cesse les messages que j’envoie. En général, je les écris sans lunettes et ne me rends pas compte du résultat... ce qui entraîne des réactions parfois houleuses.
 
Bruitage : sonnerie électronique et désagréable.
 
Sonnerie électronique qui me fait sursauter !
« Oui, allô !
— Tu es fêlée ?
— Pardon ?
— Pourquoi tu me traites de bip (censuré !) ?
— Je ne comprends pas.
— Regarde le dernier sms que tu m’as envoyé. »
Un temps de silence pour jeter un coup d’œil sur mon portable.
« Désolée. C’est mon téléphone qui...
— Facile à dire ! Il a bon dos. »
Et clic, on me raccroche au nez.
 
Il suffit d’une mini faute de frappe pour déraper... Parfois même mon portable refuse de conserver le mot écrit correctement et le remplace par une absurdité.
« S’alourdir Fred. N’use n’use verrue alpaga.
— Rien compris.
— Salut Fred.  
— Ne te fatigue pas ! »

 
Ffff... Je finirai par crever l’écran.
Il n’en est pas de même pour tous.
 
L’aînée de mes petits-enfants est un exemple type de la génération Z !
Rien à voir avec Zorro ou une quelconque inconnue mathématique. C’est ce que m’a expliqué ma petite-fille Ariane qui a vu le jour en 2009.
La génération Z comme zappeur, surnommée les zoomeurs, est l’ensemble des jeunes nés entre 1997 et 2010. A ce moment-là, les communications numériques étaient déjà bien installées dans la société.
La génération Z dont Ariane fait partie est coincée entre deux autres vagues : la génération Y pour les bambins des 20 dernières années du XXe siècle... et la génération Alpha, formée des enfants nés après 2010 ; le numérique fait partie de leur quotidien, et c’est bien le hic pour les antédiluviens auxquels j’appartiens.
 
Entre parenthèses, je ne vois pas de différence entre l’aînée et sa sœur cadette. Elles ont le même comportement face aux écrans. Elles pianotent à toute vitesse sur les touches, abrégeant les mots, évacuant la ponctuation, faisant évoluer le langage écrit à vitesse grand V.
 
« cc  
— C’est c’est quoi ?
— Cc c coucou quoi !
— Je viendrai te chercher au collège à 17h, comme convenu. D’accord ?
— Nn
(Nul, nouille ou non ?) je fini (aïe !) a (ouille !) 16 »
Il faut s’accrocher. Le français écrit sera bientôt une langue morte. Plus de langue bien pendue, on va finir par l’avaler.
 
« a dm  
— Que racontes-tu, ma chérie ?  
— a demain  
— Tu as oublié l’accent sur le a.
— onsanfou »

Pas moi, hélas. Cela m’écorche les yeux.
 
Et la politesse dans tout ça ? « Bonjour ? Merci ? Stp ? » C’est rare.
« Je te remercie.... et patati et patata » ? Expression inconnue au bataillon. De toute façon, c’est trop long à tapoter. Sobriété avant tout !
 
 
Mais je ne suis pas la seule dont le portable se rebelle. Je viens de recevoir le sms d’un collègue (antérieur à la génération X et pas toujours aimable), sms dont je ne cite qu’une phrase :
[...] Je déteste ce bonheur (j’imagine qu’il parle d’un bonhomme). Il est méchant comme un ann rouge. [...]
Jusqu’à preuve du contraire, Ann est un prénom (le mien en l’occurrence), dont l’absence de e est soit anglais soit de Bretagne ancienne.
Méchant comme un âne rouge :  une expression qui remonte plus loin que le XVIe siècle. Aujourd’hui, elle me reste bêtement en travers de la gorge.
Non mais ! En tant que secrétaire de l’association loi 1901 des AA, les Amis des Ânes, je proteste vigoureusement. Même si à l’époque, rouge pouvait signifier rusé, entre autres chez notre poète Villon.
Les ânes en ont toujours pris plein la figure ; les injures pleuvent en veux-tu en voilà ! : Âne bâté, pauvre imbécile ! Saoul comme un âne, sale bourrique !
Arrête de beugler comme un âne, alors que ce braiement (Bruitage : hihan !) peut avoir du charme si on l’écoute de la bonne oreille.
Pauvre bête ! On lui flanque un bonnet sur la tête et on bousille ses amortisseurs en cassant du sucre sur son dos... Dame ! comme dit mon tonton breton. Mais passons, revenons à nos ânons.
 Ah, non !
 
Heureusement qu’Ariane n’est pas loin et que son sms me parvient sans tarder :
« Tkt (*)
!
— Hein ?
— cv (**) t enerve pas
t pas mechente
t mon rayon de soleil ! <3 »

Le soleil efface les fautes et rend l’orthographe insignifiante. Que demander de plus ? Peut-être la traduction...
 
Notes :
[* tkt = t’inquiète
** cv = ça va
<3 = cœur]


***





50- QUAND MONA NOUS DÉMUNIT

Ann Rocard


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Au début des vacances scolaires, mon voisin m’a demandé de garder son fils pendant deux jours. On ne peut rien refuser à son dentiste par peur de représailles !
J’ai donc décidé d’emmener le p’tit Merlu visiter Paris ou du moins quelques lieux mythiques.
Le gamin ravi a rédigé une liste interminable de ce qu’il souhaitait voir, liste que j’ai réduite au minimum. J’ai ainsi évité le musée des horreurs et celui du chocolat, les vitrines de Noël des grands magasins et j’en passe.
 
Hélas impossible d’échapper à la Tour Eiffel malgré une attente de deux heures debout sous la pluie... Le dentiste ayant confié à son rejeton un mini appareil photo instantané pour immortaliser cette expédition, le gamin s’en donne à cœur joie. Clic clac, merci kodak ! comme disait mon père autrefois. Même dans les musées où les photos sont interdites. Il n’y a plus de limites.
 

Et nous voici au Louvre. Le p’tit Merlu trépigne d’impatience :
« On va s’amuser au musée. Le premier arrivé à la Joconde a gagné ! J’ai apporté un feutre indélébile pour lui faire des moustaches et une barbichette.
— Sûrement pas.
— Si comme Marcel Dubois...
— Duchamp.
— C’est pareil. Y a un Marcel qui a fait le coup de J’te tiens par la barbichette ! C’est la maîtresse qui l’a dit. Il est devenu très célèbre. Moi aussi, je serai célèbre même si je ne m’appelle pas Marcel. »
Je blêmis. La citation de Malraux me revient à l’esprit : La Joconde sourit parce que tous ceux qui lui ont dessiné des moustaches sont morts ; pas sûr que mon dentiste apprécierait le retour de son fils en corbillard.
 
La journée s’annonce compliquée. Je tente de tergiverser... Essai manqué !
Le p’tit Merlu ne veut pas en démordre :
« Tu n’y connais rien, Cendrillon (le surnom qu’il me donne au cas où vous l’auriez oublié !). Ma maîtresse, elle sait tout. Le monsieur Duchamp a peinturluré le vrai tableau et il a gagné des millions comme à la télé. »
 
 
Comment éviter l’inévitable ? Supprimer le feutre et déclencher des hurlements ? Ficeler le gamin et le cacher derrière une Vénus de Milo qui resterait de marbre ?
« Regarde, Cendrillon ! La dame, elle est pingouin.
— Pinquoi ?
— Quand on n’a pas de bras, on est pingouin, c’est la maîtresse qui nous l’a appris.
— Manchot.
— C’est pareil. »
Une seconde d’inattention... et je réalise que le gamin en a profité pour tracer un cœur sur le pied droit de Vénus. Les bras m’en tombent. De quoi rester pingouin à vie.
 
« Pourquoi t’es blanche comme la statue, Cendrillon ? T’es malade ? »
La lâcheté l’emporte. J’entraîne discrètement le p’tit Merlu loin de la déesse de l’amour et de la beauté avant que le cœur ne soit découvert.
 
 
Entre sarcophages et bas-reliefs, le temps s’écoule au ralenti. Heureusement, le gamin photographie plus de touristes originaux que de momies ; mais il n’a qu’une envie : devenir célèbre comme Marcel. Je n’ai toujours pas trouvé le moyen de l’en empêcher.
« Je veux voir la Joconde de Viens-ici.
— Léonard de Vinci.
— C’est pareil. Oh, la voilà ! Elle est rudement petite. »
Il se faufile entre les visiteurs pour se glisser au premier rang. Je ne parviens pas à le suivre et sens la catastrophe arriver...
« Ohé, la Joconde ! C’est moi ! Dépêche-toi, on va faire un selfie ! »
 
A ce moment-là, l’intérieur du tableau semble vaciller. Le sourire de Mona Lisa s’étire imperceptiblement. J’aperçois même l’éclat de ses dents. J’hallucine...
Lentement, la jeune femme écarte le cadre et descend du tableau, nue comme un ver au-dessous de la ceinture. Léonard nous avait caché ça !
Le p’tit Merlu en reste bouche bée et moi aussi. Il en perd son feutre sous le coup de l’émotion... C’est le plus beau jour de sa vie.
Et je frémis en pensant aux conséquences irréversibles de cet événement quand il racontera cet épisode à son dentiste de père.
 
 
La belle Mona a regagné sa place initiale. Le gamin, aux anges, me rejoint et me prend la main :
« Je parie que la maîtresse ne me croira pas. Pourtant j’ai une super photo », ajoute-t-il en me montrant Mona, étrange stripteaseuse dont le sourire n’a rien d’énigmatique.
Une photo unique et indélébile qui rendra célèbre le p’tit Merlu pendant des décennies.


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51- EN QUÊTE DES TERRES INCONNUES

Ann Rocard


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J’ai dégoté chez un bouquiniste une reproduction de La carte de Tendre, dessinée par François Chauveau au milieu du XVIIe siècle. Le Tendre, ce pays allégorique, imaginé par Madeleine de Scudéry dans son roman, Clélie, histoire romaine.
Comment se rendre à la ville de Tendre en partant de Nouvelle-Amitié, avant de se diriger vers les Terres inconnues ? Tel en est le fil conducteur.
Quelle ville de Tendre car il y en a une sur chacun des trois fleuves de la carte : la Reconnaissance, l’Estime et l’Inclination...
Et quel chemin suivre ? Que de dangers pour un voyageur ! Va-t-il plonger dans le lac d’Indifférence, se noyer dans la Mer d’Inimitié, où tout n’est que haine et mépris, ou bien mourir dans la Mer dangereuse ?
Des pièges multiples le guettent. Attention aux récifs et à l’écueil Orgueil !
Par-delà la Mer dangereuse s’étendent les Terres inconnues ; sont-elles le but du voyage ? Y trouve-t-on l’amour idyllique, la bague au doigt ou uniquement l’amour physique ? L’amour durable ou une passion fatale qui ne sera qu’un feu de paille destructeur ?
Perplexe, je saisis une loupe et déchiffre les noms de lieux qui renvoient à des étapes de la vie amoureuse.
 
 
Autant y jeter un coup d’œil de plus près ! Il suffit d’un peu de concentration pour se miniaturiser et atterrir au bord d’un sentier, à cheval sur mon VTC.
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Cinq minutes de méditation suffisent à me propulser dans un monde ocre jaune en trois dimensions.
Les villages se succèdent : Indiscrétion, Perfidie, Médisance, Méchanceté... A vous dégoûter de croiser le prince charmant ! D’ailleurs, existe-t-il vraiment ?
Il ne manque que Manipulation et Maltraitance... J’ai dû suivre la mauvaise direction. Marche arrière toute !
Négligence, Inégalité, Tiédeur, Légèreté, Oubli... et plus loin, le fameux lac d’Indifférence. Les princes finissent toujours par se lasser après avoir enlacé leurs dulcinées. Très peu pour moi ! Ce pays de Tendre ne me convient guère.
 
 
Une pause s’impose et je commence à regretter d’avoir tenté cette expérience sans lendemains qui chantent.
Pourquoi m’être lancée dans une telle expédition ?
Je suis incapable de lire une carte sans m’égarer et n’ai aucun sens de l’orientation. En général je perds le Nord et ne le retrouve jamais. En tout cas, à présent, je suis complètement à l’Ouest. Du pur masochisme ! Surtout sans gourde ni la moindre pomme d’amour sucrailleuse.
 
 
Près d’un bosquet, je croise quatre voyageurs étiquetés princes charmeurs. Il ne leur manque que des flûtes pour envoûter serpents et conquêtes hypothétiques. Eux aussi sont à la recherche des Terres inconnues.
Néanmoins ils n’ont pas pensé à emporter un moyen de transport ; ils observent mon vélo, l’air dubitatifs :
« Votre engin à deux roues est-il amphibie ?
— Je n’ai pas encore essayé... »
 
Ils ne sont pas si bêtes que ça. J’avais omis la traversée de la Mer dangereuse qui ne se ferait pas sans encombre. Pour paraître à l’aise, j’ajoute d’un ton enjoué :
« Je trouverai bien une solution. Il y en a toujours une.
— Peut-on venir avec vous ? demande le type, coiffé d’un chapeau à plume, dont le sourire enjôleur n’a aucune prise sur moi.
— Si vous courez vite, pourquoi pas ! »
Trois coups de pédales et je les distance rapidement.
 
 
Les villages suivants portent des noms beaucoup plus avenants : Billet doux, Sincérité... et bien d’autres.
Réconfortée, je finis par atteindre la ville de Tendre sur Inclination.
Un vieux bonhomme somnole, assis sur un banc.
« Bonjour, monsieur. Excusez-moi de vous déranger... »
Il entrouvre un œil glauque :
« C’est à quel sujet ?
— Je cherche les Terres inconnues.
— Un coup nu, deux cornus, trop connu ? Ce n’est pas une bonne idée, ma p’tite dame. Ça fait 70 ans que j’essaie de poser le pied dessus. A la nage, c’est exclus, à cause des bestioles aux dents longues qui vous dévorent tout crus. A vol d’oiseau ou en montgolfière, y a toujours un coup de vent qui vous entraîne vers l’enfer. Faites demi-tour, si vous ne voulez pas finir comme moi. Inutile et désabusé. »
J’essaie de protester :
« Je viens de loin. C’est important d’en savoir plus sur cette contrée.
— Moi aussi, je disais ça. J’étais un beau gars, jeune et fringant, avide d’aventures. J’avais acheté une carte chez un bouquiniste. Un matin, je suis tombé des nues. J’avais réussi à me miniaturiser.
— Et alors ?
— Je n’ai jamais pu repartir. »
 
Fluide glacial le long de ma colonne vertébrale. Si le bonhomme dit vrai, je suis destinée à vieillir sur une carte de papier.
Je m’assieds sur le banc, démoralisée. Le bonhomme me tend une pomme de la connaissance :
« Garantie sans colorant ni OGM », précise-t-il.
 
Que m’importe à présent une pomme qui me pourrirait la vie ? Les pesticides et compagnie me permettraient d’en finir au plus vite.
Comme mon estomac crie famine, je croque la pomme à pleines dents et ingurgite plusieurs pépins.
 
 
Le bonhomme grommelle et me tapote l’épaule :
« J’ai fini par trouver la solution, mais je suis trop vieux pour essayer. 
— Quelle solution ?
­— Pour se retrouver à la case départ, ma p’tite dame. »
Je ne sais pas ce qu’ils ont tous à m’appeler « Ma p’tite dame » — il est vrai que je suis haute comme trois pommes —, mais l’expression commence sérieusement à m’agacer !
« Donnant donnant, poursuit le bonhomme. Vous me laissez votre vélo et je vous dis comment retourner chez vous.
— Abandonner mon super VTC ?
— C’est à prendre ou à laisser. »
Qui ne tente rien, n’a rien, dixit le diction préféré de tante Germaine. J’acquiesce d’un sourire mi-figue mi-raisin.
Le bonhomme me souffle alors quelques mots à l’oreille, et je tente le tout pour le tout.
 
Processus inverse. Réflexion à rebrousse-poil... Sirsasana, la posture de yoga sur la tête. Méditation en sens contraire, ce qui n’est pas évident. J’applique à la lettre le mode d’emploi que le vieux bonhomme vient de me dicter.
Et je me retrouve loin de Tendre, mal dans ma peau comme s’il s’agissait d’une Terre inconnue, encore inexplorée.
 
Après une sieste bien méritée, je recouvre mes esprits. Ma loupe n’étant pas suffisamment efficace, je glisse la carte sous la lentille d’un microscope... et aperçois un bonhomme, à cheval sur mon VTC, qui pédale avec difficulté et s’éloigne vers d’autres horizons.
Moralité : ne pas oublier son vélo dans toute quête amoureuse. Ça peut toujours servir.

***





52- PERDRE LA BOULE, UN SOIR DE NOËL... C’EST LE COMBLE !

Ann Rocard


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Musique de Noël.
 
24 décembre. Je suspends des décorations rouge et or sur un ficus transformé provisoirement en sapin. Les guirlandes clignotent dans le vide en attendant mes petits-enfants qui me rejoindront demain matin.
J’ignore encore que ce soir, mon voisin va perdre la boule, événement inquiétant pour mon prochain passage sur son fauteuil dentaire électropneumatique.
Mon voisin est le père du p’tit Merlu dont je vous ai déjà parlé.
 
 
Monsieur Merlu, qui est plutôt du genre intello, s’est laissé embobiner depuis plusieurs mois par un certain Ernesto Tatoufo, un bellâtre climatosceptique aux yeux de braise auquel il essaie de ressembler malgré 20 kilos de trop.
Le p’tit Merlu y fait souvent allusion :
« C’est le héros de mon papa. Il est grand, il est beau et il sent le sable chaud. »
Comment sentir le sable chaud via les réseaux sociaux ? Je n’ai pas les clefs pour répondre à cette question.
Quoique... Il y a peut-être une raison profonde, car l’ex-madame Merlu s’est envolée, un matin de Pâques avec un légionnaire tatoué « A maman pour la vie ». Il y a trois ans et demi, si mes souvenirs sont bons. L’hiver précédent, décembre avait été une période particulièrement chaude.
Noël au balcon, Pâques aux tisons ! prétend le proverbe qui se trompe parfois. En effet, ce matin-là, les cloches pascales sonnèrent à toute volée, un avion s’éloigna vers une destination inconnue, laissant le père Merlu et son fils sur le carreau. Il y eut une chute de température mémorable, la neige s’engouffra dans les cœurs et mon voisin mit du temps à se réchauffer.
Mais tous ces faits divers ne sont sans doute que pure coïncidence.
 
 
Le sieur Merlu a donc viré climatosceptique comme son héros qui sent bon le sable chaud. Une fois, j’ai essayé d’aborder ce sujet délicat (le climatoscepticisme, pas la température du sable), en position allongée sur son siège de dentiste. Il m’a aussitôt interrompue.
« Les études prouvent, a-t-il affirmé en me surplombant, les études prouvent noir sur blanc que si le réchauffement climatique se met en place, les hommes ne sont en rien responsables. Il s’agit d’un phénomène cyclique dont les conséquences seront positives. »
Je n’ai pas pu réagir, car il s’est empressé d’entreprendre une vérification approfondie de ma dentition. Eberluée et bouche ouverte démesurément, je le fixais du coin de l’œil : comment un type, qui n’est pas plus bête qu’un autre, peut-il faire siennes des théories farfelues sans prendre le moindre recul ?
 
A force d’être manipulé à distance par le susnommé Ernesto Tatoufo, propagateur de fake news, le père Merlu s’est identifié à ce zombie du net et il se lance à présent dans des achats compulsifs sans aucune utilité (ce qui permet à l’influenceur ravi de prospérer financièrement en toute tranquillité).
Il ne remet plus ses convictions en question et se contente d’une philosophie à bas prix. Faut pas ! ou faux pas ? Croire ou ne pas croire ? Rester convaincu d’être un simple con vaincu ? Où donner de la tête sans passer sous la guillotine ? Son unique référence est le bel Ernesto qui lui fait gober n’importe quoi comme un œuf cru.
 

Musique de Noël.
 
Ce soir, tandis que le p’tit Merlu décore un sapin synthétique, son père cuisine une omelette qu’il fait cuire à feu doux, en ayant les yeux fixés sur une vidéo : « Où nous mènera la guerre du faux ? », vidéo qui promeut un costume de faucheuse, toge noire à capuche et accessoires indispensables, pour la St Sylvestre.
Ernesto n’a certainement pas lu le recueil d’essais d’Umberto Eco, La guerre du faux. Cependant son discours dissimule sa propre inconsistance. Attention ! Un discours, tel un train-train quotidien, peut en cacher un autre !
Non, rassurez-vous, je ne vois à travers les murs. Je me contente de répéter ce que le p’tit Merlu m’a dit en m’appelant à la rescousse un peu plus tard.
 
 
Le sieur Merlu a déjà les nerfs en boule à cause d’un patient belliqueux qui a voulu lui faire avaler sa boulette... non, sa roulette, cet engin de torture qui vous fait grincer des dents, rien qu’à l’écoute.
Il tente de se calmer, sous l’emprise de son influenceur climatosceptique, en concoctant un dîner de fête. Est-ce une bonne idée ? Une omelette pour un repas de Noël ou l’effet hypnotisant d’un Ernesto au sourire moins vrai que nature ? Peu importe !
Et soudain... Clac ! Le voilà qui disjoncte. Coupure d’électricité interne pour faire des économies de bouts de chandelle.
 
Il se met à courir dans l’appartement en criant :
« Où est-elle ? Où est-elle ? J’ai perdu la boule...
— Quelle boule, papa ?
— La boule de Noël.
— Tu en as besoin pour la mettre dans l’omelette, papa ? C’est une recette du monsieur qui sent bon le sable chaud ? »
Le père Merlu hausse les épaules et poursuit ses recherches, l’air halluciné :
« Où est-elle ? Où est-elle ? J’ai perdu la tête...
— Quelle tête, papa ? 
— La mienne ! Tu vois bien qu’elle n’est plus sur mes épaules. Elle a dû se dévisser quand je battais les œufs à plate couture. »
C’est à ce moment-là que le p’tit Merlu est venu me chercher en catastrophe.
 
 
Perdre la boule, le soir de Noël... c’est un comble !
Quand je pénètre dans leur appartement, tout semble rentré dans l’ordre.
« Ne vous inquiétez pas, je l’ai retrouvée, dit-il en se tapotant la tête. Mon fiston l’avait suspendue à une branche, sur le sapin. Tout va bien ! »
Avec le p’tit Merlu, on se regarde, effarés.
 
A cet instant, le bellâtre du net lance un « JOYEUX NOËL, FÉLIX ! » comme dans le film, Le père Noël est une ordure.
Félix, mon voisin, dont j’ignorais le prénom jusqu’à ce soir, lui répond par télépathie. Et une odeur de brûlé du côté de la poêle le sort enfin de son apathie.
« Voulez-vous partager notre omelette ? » propose mon dentiste d’une voix monocorde.
Non, merci, j’ai déjà grignoté en sirotant un verre de blanc. Joyeux Noël, Félix !  Je préfère me réfugier dans mon havre de paix, de peur de tomber sous l’emprise d’un quelconque Ernesto.
Une boule Quies dans chaque oreille et je dormirai du sommeil du juste, rêvant de bonnes résolutions pour l’année à venir. Lesquelles ? Mystère et boule de...
Je vous laisse imaginer la suite.
 
Musique de Noël.

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